L'Hôtellerie Restauration No 3763

3 7 janvier 2022 - N° 3763 L’Hôtellerie Restauration Montrer et raconter le coup de feu d’un vendredi soir avant Noël, dans un restaurant gastronomique londonien : c’est le parti pris du réalisateur Philip Barantini, dans son film The Chef, sur les écrans à partir du 19 janvier. En temps réel et en huis clos, on navigue entre salle et cuisine, entre fourneaux, passe, tables à servir, bar, comptoir… Tout va vite. Trop vite. Le coup de feu se fait coup de stress pour les uns, détresse pour d’autres. Le chef - interprété par Stephen Graham - gère les plats à envoyer en même temps qu’un contrôle sanitaire, sa vie de famille et un créancier venu dîner avec une critique influente. Pendant ce temps, la directrice de salle fait face à la bronca du personnel, un pâtissier essuie des blagues homophobes, un client harcèle une serveuse, le plongeur profite d’aller vider les poubelles pour retrouver son dealeur… Le chef est au bout du rouleau. Pour tenir, il remplit sa gourde de gin. Quant à sa seconde, à deux doigts de craquer, elle se démène pour sauver le service. Tension, pression, dépression, addictions : le décor est planté dans ce restaurant en vue et en vogue, qui affiche complet. Un long métrage efficace, où toutes les problématiques d’une profession sont mises au jour, le temps d’un soir. Cinéma : The Chef, stress en cuisine Et en effet, lorsqu’on recherche des témoignages, des retours du terrain, les portes ont tendance à se fermer. Au gré d’un dîner informel, un chef confie malgré tout son désarroi, son impuissance. Il a besoin de s’épancher : “J’ai recommandé un jeune dans un restaurant gastronomique et cet apprenti est devenu accro à la cocaïne au bout de quelques mois. Il n’avait trouvé que ça pour surmonter la pression à laquelle il était soumis en cuisine. Si bien qu’il a dû suivre une cure de désintoxication et sa mère m’en veut beaucoup…” Il y a bel et bien urgence à réagir. D’autant qu’en mai 2021, Santé publique France constatait “des niveaux d’usages plus élevés que la moyenne” de substances psychoactives, comme le tabac, l’alcool ou encore le cannabis, “dans les secteurs de l’hébergement et restauration” (lire l’encadré ci-après). “Le second ne marchait qu’à la vodka-pomme…” Juliette est prête à témoigner, mais sans donner son vrai nom, “car lorsque je l’ai fait, cela m’a joué des tours”. Sollicitée par une journaliste, elle avait dénoncé des comportements sexistes dans des cuisines et lorsqu’elle avait ensuite postulé pour un stage, son patron lui avait demandé de s’expliquer sur ses propos publiés dans la presse. À 22 ans, elle termine un cursus universitaire avant d’amorcer une carrière dans le secteur de la gastronomie. Elle a été confrontée à un comportement addictif à l’âge de 15 ans : “J’étais stagiaire, commis de cuisine et serveuse en salle, dans un restaurant de chaîne en Haute-Savoie”, se remémore-telle. Si Juliette garde un bon souvenir du chef, “en revanche son second ne marchait qu’à la vodka-pomme. Le service n’était pas encore commencé qu’il était déjà fatigué, stressé, irritable. Parfois il était tellement mal, qu’il allait s’allonger dans la cave ou dormir dans le vestiaire”. Le patron du restaurant a fini par le licencier. Mais Juliette ajoute : “Tout le monde buvait parmi les stagiaires. On y allait au goulot. On était tous des saisonniers, on vivait tous ensemble, partout, tout le temps.” “Café-cigarettes-alcool non-stop” Le phénomène d’entraînement fait des ravages parmi les extras, stagiaires et saisonniers. Louise refuse, elle aussi, de donner sa véritable identité. Pour ne pas inquiéter ses proches, “surtout [s]a mère”. “C’était durant l’été 2016, dans un restaurant bistronomique de bord de mer, en Bretagne. J’avais 17 ans. Nous étions huit saisonniers, tous logés dans la même maison. On travaillait de 10 heures à minuit, du mardi au dimanche. On carburait tous au café-cigarettes-alcool non-stop. Ça coupait l’appétit - on pouvait rester deux ou trois jours sans manger - et ça nous donnait la pêche, car on sortait au moins cinq soirs par semaine dans une boîte de nuit voisine, où le cannabis était gratuit et les vendeurs de cocaïne ne se cachaient pas.” Un rythme d’enfer qui a duré quatre mois. Résultat : “J’avais perdu 30 kilos ! Je faisais tenir mes jeans avec des cordages de bateau en guise de ceinture”, se souvient Louise. Elle parle de cercle vicieux : “On payait nos sorties avec nos pourboires et le patron du restaurant encourageait les filles à s’habiller court pour avoir davantage de pourboires…” Elle parle aussi d’engrenage : “Dans la colocation, même si on était crevé, on trouvait toujours un prétexte pour sortir, faire la fête.” S’étourdir pour mieux tenir. “Dire non à la bière de fin de service” Tom a 20 ans. Timide, plutôt discret, il a choisi ce pseudo pour raconter son expérience à Saint-Tropez : “C’était l’été, je travaillais comme saisonnier dans les cuisines d’un restaurant face à la mer, ouvert 7 jours sur 7. Le chef, également propriétaire du lieu, était présent de 5 heures du matin jusqu’à 23 h 30, six jours et demi par semaine, pendant six mois. Pour tenir, il buvait de grands verres de rosé dès le matin. L’un des cuisiniers, âgé d’une cinquantaine d’années, se faisait des lignes de cocaïne dans les toilettes, deux fois par jour. Il ne dormait plus. Il ressemblait à un zombie…” Pour autant, cette expérience estivale n’a pas dégoûté Tom des fourneaux. “Je ne suis pas comme eux, dit-il. Je suis capable de dire non à la bière de fin de service, mais oui à une boisson sans alcool.” Même sagesse, aujourd’hui, de la part de Louise. Dans le restaurant où elle travaille, elle s’engage et organise des sessions de prévention auprès des plus jeunes : “Je leur dis : tout ce qu’on vous propose comme drogue ou comme alcool, refusez-le ! C’est un piège !” “Les langues se libèrent un peu plus qu’avant. Les réseaux sociaux n’y sont pas pour rien”, observe Juliette, qui se veut optimiste. Mais beaucoup reste à faire, surtout en période de crise sanitaire, où stress et burn out se multiplient. Selon une étude BVA-Addictions France de 2021, plus d’un consommateur sur trois a augmenté sa prise de tabac, de cannabis et/ou de psychotropes depuis le premier confinement. Thierry Fontaine conclut : “Il est de notre responsabilité de combattre les addictions sur le lieu de travail, même si aujourd’hui on se sent démunis. Peut-être faut-il solliciter d’anciens buveurs ou d’anciens toxicomanes pour témoigner, raconter et prévenir, notamment auprès des jeunes ? En attendant, commençons par désacraliser cette obligation de boire de l’alcool à tout prix pour trinquer.” Poser une question, ajouter un commentaire Anne Eveillard >www.lhotellerie-restauration.fr/QR/RTR469500 Les chiffres qui comptent L’Agence nationale de santé publique tire la sonnette d’alarme : le niveau d’usage de substances psychoactives est plus élevé que la moyenne dans le secteur de l’hébergement et de la restauration, pour quasiment tous les produits (tabac, cannabis, ecstasy, cocaïne, anxiolytiques…), chez les hommes comme les femmes. C’est ce que révèle le Baromètre de Santé publique France 2017, dont l’analyse des données a été publiée en mai 2021. Toujours selon cette étude, boire à la sortie du travail avec des collègues est une pratique plus répandue dans l’hôtellerie-restauration que dans d’autres milieux professionnels. Ces résultats font écho à des données de 2012, également en provenance du ministère de la Santé, selon lesquelles l’hôtellerie-restauration se hissait déjà au 3e rang (avec 26,9 % des salariés) des secteurs les plus consommateurs d’alcool, après la construction, l’agriculture et la pêche. En 2012, hôteliers et restaurateurs arrivaient également en tête des métiers les plus dépendants du tabac (44 % de consommateurs quotidiens). Enfin, ils étaient 12,9 % à prendre du cannabis, 9,2 % de la cocaïne et 7,9 % de l’ecstasy. Lors de son congrès annuel, en novembre 2021 à Paris, le GNI a présenté une étude menée avec Malakoff Humanis sur la santé des dirigeants. Premier constat : 42 % des 236 adhérents duGNI interrogés travaillent plus de 60 heures par semaine et 32 % prennent moins de deux semaines de vacances par an. Un rythme soutenu et, d’ailleurs, le travail est vécu comme “nerveusement fatigant” par plus de 9 dirigeants sur 10. Si 70 % des patrons interrogés se sentent “en bon état de santé général”, ils sont 36 % à fumer, 31 % boivent de l’alcool au quotidien, 11 % prennent des somnifères, anxiolytiques ou antidépresseurs et 3 % consomment des psychotropes. Le Covid-19 n’a rien arrangé : 53 % disent souffrir de troubles du sommeil, contre 21 % avant la crise sanitaire. Enfin, si 48 % des dirigeants jugeaient leurs journées stressantes avant le Covid, ils sont 84 % aujourd’hui. © GETTYIMAGES

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