Je me dis que quelque part à notre niveau, nous contribuons à donner ses lettres de noblesse à la gastronomie française et que tout plat, aussi bien préparé soit-il, ne peut être apprécié à sa juste valeur que s'il est mis en lumière par les artistes de la salle. Je déglutis en voyant l'étoffe se lever : la pièce commence. Un sourire sincère s'affiche sur mon visage, la tension disparaît, mes épaules se relâchent et j'observe d'un regard franc les premiers convives entrer. Le masque est revêtu et, acteur de profession, j'incarne mon personnage. La perfection n'est plus un idéal, mais un devoir. Ce soir, comme toujours, l'erreur n'est pas permise.
Les premiers spectateurs pénètrent dans la sacro-sainte salle avant d'être dirigés par le maître des lieux. Les visages défilent, certains impassibles, observateurs, d'autres curieux, pupilles écarquillées et bouche entrouverte, impressionnés par la grandeur du lieu. Un signe discret de mon supérieur m'indique les convives qui me donneront ce soir, la réplique : un petit groupe de huit personnes. Je me fais rapidement une première idée des clients en allant à leur rencontre : habillés avec soin, un sourire aux lèvres, une discussion occupe trois d'entre eux alors que les autres s'émerveillent du décor. Plusieurs générations sont représentées : du couple de seniors à la jeune fille endimanchée. Je m'approche d'un pas sûr et les accueille avec bienveillance avant de les mener à leur table. Que le spectacle commence !
Les regards se tournent vers moi alors que je présente la carte du restaurant. Je m'efface un instant pour vérifier mon matériel et préparer mon poste, leur laissant le temps de découvrir le menu. L'aspect commercial de mon métier est primordial et je l'accomplis toujours avec un malin plaisir, usant de toutes mes cartes. Je reviens donc vers eux le visage éclairé et l'esprit en alerte, prêt à répondre à leurs interrogations. Et voilà que les questions fusent ! "J'aimerais savoir ce qu'est un ceviche ?""Et votre foie gras, il est produit dans le Sud-Ouest ?" "Qu'entendez-vous par garniture forestière ?" "Je me suis toujours demandé comment était fait le caviar" Et enfin, la question inévitable : "Quel vin me conseillez-vous pour accompagner mon repas ?" Entre ainsi en jeu l'art délicat des accords mets et vins, la science complexe de l'harmonie des saveurs, des parfums et des textures. Après réflexion, chablis, pauillac et champagne blanc de noirs arboreront la table de ce soir.
Les clients jouent le jeu et suivent mes conseils avisés, avec une étincelle dans les yeux en imaginant le festin qui se dessine devant eux. Me voilà reparti annoncer les bons en coulisse : l'engrenage du service peut s'amorcer. Moi, simple rouage, entraîne désormais par chacune de mes actions un autre élément du service. La machine est bien huilée ; tout se déroule sans accroc. Je réclame, sers, décloche, présente, renseigne, débarrasse, observe, réponds à la moindre exigence, anticipe les demandes. Tout autour de moi virevolte, tourne, se croise dans une valse enivrante faîte de fumets délicieux, de bouteilles d'exceptions, de lumières et d'éclats de rire. Le temps s'écoule à une vitesse affolante et je pose déjà le dernier café sur table. Une fois les tasses vidées et la note réglée, j'accompagne humblement mes convives vers la sortie. Je les salue poliment lorsqu'ils passent devant moi et franchissent la dernière marche qui les sépare du monde réel. La pièce est jouée. La doyenne du groupe s'avance la dernière et s'arrête devant moi. Elle pose alors dans mes yeux un regard si doux et empreint de sagesse qu'il me sera difficile de l'oublier. Un sourire radieux illumine son visage et elle me dit : "Merci monsieur, il y avait bien longtemps que je n'avais pas passé une soirée aussi agréable. Le spectacle était formidable." Un large sourire fend mon visage. Voilà ce pour quoi j'exerce ce métier : le Graal qui nous motive mes pairs et moi. Humblement, je lui réponds d'une voix émue : "Je vous remercie profondément Madame. Ce fut un plaisir partagé."
Publié par Maxime Beaudier, BTS option B, lycée Alexandre Dumas, Illkirch
mardi 31 mars 2015