Alain Passard : Je ne me pose jamais la question. Qu'est-ce qui est important, en fait ? C'est de se faire du bien. Toucher un joli légume, poser un regard sur un beau tableau, un beau jardin, écouter une musique agréable… tout est là. Il suffit d'utiliser ses sens. Je répète inlassablement à mes équipes qu'elles doivent ciseler leurs sens, pour qu'ils deviennent plus subtils, plus fins. C'est la clé de la créativité.
En quoi les légumes participent-ils à cette leçon de sensorialité ?
Pourquoi une main légumière ne serait-elle pas artistique ? Il y a une telle poésie dans les légumes que la nature a créés ! Ils sont chaque jour différents, imprégnés du temps qu'il fait et qui passe. Chaque matin, j'ai rendez-vous avec une récolte qui a sa propre histoire. C'est une rencontre avec l'oeuvre de la nature. Je contemple les formes charnelles des fruits et légumes, j'écoute les résonnances de leur masse et de leur volume, je communique avec leur intimité, je touche leur matière, je caresse la sensualité de leur texture, je hume leur parfum, je me régale de leur volupté olfactive. Nous, les cuisiniers, ne sommes que les porte-parole de cette nature.
Comment rendre le mieux hommage à cette nature ?
En respectant les saisons. Il y a un temps donné pour chaque légume. En mai, on trouve déjà des tomates et des poivrons… Or il est impossible qu'ils poussent ailleurs que sous serres pour être déjà sur les marchés. Il faut cinq mois pour qu'une tomate arrive à maturité. Celles des marchés actuels ont donc dû être plantées en novembre dernier. C'est beaucoup trop tôt. Dans mon potager, elles sont en semis à partir de février seulement. Et en pleine terre.
Et quand vous avez en main votre première tomate, alors que vous ne l'avez plus cuisinée depuis presque un an, quel plaisir ! Mon premier carpaccio de tomates, je le fais avec seulement une huile parfumée. Et c'est tout. Parce que le goût de la première tomate est exceptionnel. Et il décuple la créativité ! Grâce aux saisons, on n'a jamais la même main. La cuisine de L'Arpège est vivante, car le regard, le goût changent tous les trois mois.
Que pensez-vous de la dimension santé dans le respect des saisons ?
Elle existe oui. La nature est bien faite. Les saisons sont là pour éviter la routine mais aussi pour répondre aux besoins spécifiques du corps : la tomate, gorgée d'eau, hydrate pendant l'été, tandis que le panais ou les autres légumes racines sont roboratifs, en adéquation avec le temps d'hiver. Il faut donc en tenir compte. Mais elle ne doit pas être plus forte que la gastronomie.
Avec les préoccupations écologiques et environnementales de plus en plus prégnantes, ne trouvez-pas que les restaurateurs rejoignent votre chemin et respectent un peu plus les saisons ?
C'est un peu mieux, oui. Mais on continue à trouver des fraises à Noël chez certains ! Je pense surtout aux écoles hôtelières. Les frigos sont remplis de tous les légumes, quel que soit le moment de l'année. Avoir des fraises à Noël devrait leur être interdit ! Comment voulez-vous que les jeunes comprennent quelque chose aux légumes ? Il faut un enseignement des saisons dans les écoles hôtelières, doublé d'une éducation sensorielle. Il faut montrer aux futurs chefs toute la poésie des légumes et la subtilité des sens pour qu'ils y aient accès et en comprennent la beauté. Ces enseignements sont une base, une assise qui va leur permettre d'avoir une stabilité dans la création.
Combien de variétés de légumes avez-vous dans votre jardin d'Évreux ?
Je viens de rajouter deux hectares, soit dix hectares au total de ce jardin 100 % naturel. Avec un jardinier par hectare. Quatre à cinq cents variétés de légumes y poussent. En 2016, on en a produit cinquante tonnes. Trente tonnes étaient réservées à L'Arpège. Les vingt autres sont parties dans des paniers - qui peuvent être livrés à la maison -, pour lesquels nous avons aujourd'hui mille six cent clients.
Publié par Emmanuelle COUTURIER