Alain Dutournier et Jacques Thorel viennent de remporter le 6e trophée Celebris de la meilleure carte des vins de Champagne. Un prix ô combien mérité pour ces deux grands connaisseurs qui défendent chacun avec passion la palette et la diversité des vins de Champagne. Rencontre.
Sylvie Soubes
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Alain Dutournier n'est pas seulement un grand cuisinier, c'est un amateur de vins. Un vrai. Trente années de dégustation lui ont appris à respecter l'âme du vin, à l'aimer au travers des terroirs et de l'encépagement, à lui refuser le titre de 'bête à concours'. L'homme est d'ailleurs un des piliers, depuis une décennie, du Grand Jury européen qui, par une approche collective et européenne de la dégustation, s'applique à offrir une "alternative réelle aux cotations individuelles des grands critiques". Le travail mené par cette association fait incontestablement référence. Le chef du Carré des Feuillants, restaurant parisien 2 macarons Michelin, retrouve également à la sortie de chaque millésime l'émotion qu'il partageait en famille, dans son Sud-Ouest natal, au sein du vignoble familial. Aborder avec lui l'univers du champagne s'inscrit dans une recherche du beau et de la perfection. "Comme je ne suis pas un mordu du comptoir, ni un adepte des cocktails-buffets dînatoires, je n'éprouve pas de passion pour les champagnes 'en dentelle', soi-disant légers et faciles à boire, dit-il. Je leur préfère les cuvées vineuses dégageant une longue persistance aromatique en bouche, plus favorables à la position assise devant un met savoureux partagé entre amis." La carte du Carré des Feuillants reflète incontestablement la passion du restaurateur. Un livre qui ne se parcoure pas, mais se découvre, vous plongeant dans un univers fait de connaissances et d'émotions. C'est Alain Dutournier qui sélectionne lui-même les crus. Les vins de Champagne débutent la lecture. Le classement retenu tient compte de l'identité des vins. La liste n'est pas une simple succession, mais une construction bâtie pour surprendre et retenir l'attention. Sur les 94 références (hors magnums) présentes le jour de notre visite, grandes marques et petits producteurs sont placés dans l'unique souci de satisfaire à l'intérêt du vin. Le connaisseur se laissera ainsi emporté par un Anselme Selosse Grand Cru, un José Michel 1983, un Alain Thienot Grande cuvée 1988, un Mercier demi-sec rosé, un Jacquart Cuvée Nominée 1985, un Gosset Grand Millésime 1983, un Pol Roger cuvée Sir Winston Churchill 1986, ou encore un Krus Clos du Mesnil 1982. Des vins plus jeunes, moins vineux, des non-millésimés ajoutent au plaisir de la découverte, mais on le constate très vite, Alain Dutournier donne la prédominance au vin, à la qualité, à la personnalité, à la dimension de la bouteille à pleine maturité. Parallèlement, à la coupe, la politique de la maison se concentre sur les magnums. L'établissement passe quelque 1 500 magnums par an à l'apéritif. "Le magnum est valorisant pour le vin. Dans tous les sens du terme. Je tourne avec environ huit champagnes différents à l'année, selon les opportunités. A ce sujet, je regrette que les fournisseurs facturent plus cher un magnum que deux bouteilles. Et pourtant, je le répète, le magnum est le contenant idéal du champagne, tant pour le goût que pour la présentation."
Autre vainqueur du trophée Celebris 2000, pour la province cette fois, Jacques Thorel.
Autre 2 macarons au Guide Rouge, autre passionné de vins. Installée dans un petit
village situé au sud du Morbihan, à la Roche-Bernard, L'Auberge Bretonne séduit une
clientèle hexagonale mais également d'Anglo-Saxons. Ces derniers, et nombre de
restaurateurs partageront cette opinion, ont une curiosité plus large que la nôtre
lorsqu'il s'agit du vin. Le Français, même s'il évolue, même si les nouvelles
générations reviennent de voyages emprunts d'un enseignement viticole nouveau, reste peu
découvreur en matière de champagne. Pour lui, le champagne se boit jeune. Et
principalement à l'apéritif. Jacques Thorel, tout comme Alain Dutournier, regrette ce
réflexe qui fait oublier toute la "diversité des vins de Champagne". Le
chef de L'Auberge Bretonne insiste fortement sur cette notion de vins de Champagne, qu'il
met en œuvre avec force et conviction. Sa carte témoigne elle aussi de sa passion. "Lorsque
j'ai commencé ma cave, je ne connaissais pas les vieux millésimes en Champagne. J'ai eu
le bonheur un jour de participer à une dégustation avec une dizaine de vignerons. Chacun
avait apporté son vin. Certaines bouteilles étaient dégorgées, d'autres pas. Il n'y
avait pas de logique. En revanche, j'ai compris ce jour-là, au travers aussi des propos
tenus par les Champenois, qu'il fallait s'intéresser autrement au champagne. Que le
vignoble offrait une palette de vins et qu'ils pouvaient admirablement vieillir.
Pour Jacques Thorel, "il n'y a pas d'heure" pour ouvrir une bouteille
de champagne. "Je n'ai pas d'a priori. Leur complexité, la palette aromatique
déclinée fait qu'ils correspondent chacun à un moment de la journée, à un moment de
l'existence." Les associations mets/vins de Jacques Thorel sont, toujours dès
lors, d'une richesse incomparable. Ses accords préférés : un Cristal Roederer 1993 avec
des Rougets au chorizo. Un Billecart-Salmon 1988 avec des Coquillages et Poireaux aux
citrons confits. Un Dom Perignon 1959 avec un Homard aux truffes. "Il ne faut pas
chercher le mariage sur deux produits, mais trois. Il faut deux sons de musique et un chef
d'orchestre. Le chef d'orchestre étant ici le vin de Champagne." L'Auberge
Bretonne sert entre 2 200 et 2 500 bouteilles de champagne par an. A la coupe, les bruts
sans années oscillent entre grandes maisons et vignerons. "La marque m'importe
peu dès lors que le vin est bon !", lance Jacques Thorel.
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Alain Dutournier et Jacques Thorel autour de Béatrice Cointreau et
de Régis Bulot (président des Relais & Châteaux) lors de la remise du
6e trophée Gosset Celebris de la meilleure carte
des vins de Champagne.
Lancé voici cinq ans par la Maison Gosset, ce trophée récompense la "mise en
valeur du vin de Champagne dans les grands restaurants". Présidé par Béatrice
Cointreau (p.-d.g. de Champagne Gosset) et par Gérard Boyer (restaurant Les Crayères à
Reims), le jury retient d'abord une dizaine de cartes en fonction du nombre de
références, de la diversité des marques et des récoltants, du nombre de cuvées de
prestige, sur l'appréciation des prix pratiqués, l'originalité de
la présentation de la carte et, bien sûr, l'absence d'erreurs de toutes sortes. Les
restaurateurs finalistes doivent ensuite répondre à un questionnaire : Comment les
bouteilles sont-elles conservées dans leur établissement ? Le champagne est-il proposé
à la flûte à l'apéritif et à quel prix ?
Y a-t-il rotation des marques proposées ? Arrive-t-il que le champagne soit servi pendant
le repas ? Combien de bouteilles sont vendues dans
l'année ? Quelles initiatives sont prises pour mettre en valeur le champagne et inciter
à sa consommation ? Interrogée sur les objectifs du trophée, Béatrice Cointreau
précise : "Ce concours n'a d'autre ambition que de pérenniser une amicale
compétition, et mettre
en valeur le rôle joué par les restaurateurs pour le développement de l'image des vins
de Champagne." Le trophée Gosset Celebris distingue province
et capitale. Le palmarès depuis sa création : 1995, Le Louis XV à Monaco et Ledoyen à
Paris. 1996, Le Pré
Catelan (bois de Boulogne, considéré hors Paris) et Lucas Carton à Paris. 1976, Le
Relais du Bois Saint-Georges à Saintes et l'hôtel Meurice à Paris. 1998, Le Crocodile
à Strasbourg et Michel Rostang à Paris. 1999, l'Hôtel du Palais à Biarritz et l'hôtel
Bristol à Paris.
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L'HÔTELLERIE n° 2695 Magazine 07 Décembre 2000
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