Les lauréats 1996.
Le col de sa veste de travail s'orne aujourd'hui du liseré tricolore. Après une tentative infructueuse, il est enfin entré dans la famille. Et s'il conte aujourd'hui une anecdote qui l'amuse, ce ne fut pas toujours le cas.
«La première fois que j'ai passé le M.O.F., j'étais en train de nettoyer mon plat avant de l'envoyer. En cuisine, un membre du jury est passé derrière moi et m'a expliqué que ce n'était «pas la peine de me fatiguer» parce que c'était «déjà joué».
Il garde l'anonymat mais insiste sur la véracité de l'histoire. Elle n'est pas surprenante. Longtemps le concours du M.O.F. a traîné une réputation de «concours arrangé». Certains en ont souffert et se sont attachés à clarifier les choses en respectant totalement l'anonymat des candidats et en ouvrant largement les portes à des témoins extérieurs. A Nice, pour la première fois, un huissier était mandaté pour suivre le déroulement du concours. Audiencier près du Tribunal de grande instance de Paris, Dominique Pinot est l'huissier chargé des jeux de la Française des Jeux. La caution est sérieuse...
«Equité et probité», insiste Joël Robuchon en accueillant les candidats. La conquête d'un titre de M.O.F. mérite quelques sacrifices. Celui d'écourter sa nuit de sommeil par exemple. Et au lendemain de l'épreuve de salle, les cuisiniers pointent au petit matin !
Accueillis par Paul Bocuse et Joël Robuchon, ils entrent très vite dans le vif du sujet et dès 6 heures du matin n'ont plus aucun contact avec le monde extérieur. Vérification de l'identité et du matériel -aucun produit personnel ne doit entrer en cuisine-, briefing rapide au cours duquel ils pourront poser toute question les préoccupant, tirage au sort -sous contrôle d'huissier- de l'ordre de passage et du plan de travail, choix des produits à l'économat en fonction du bon qu'ils ont rédigé et entrée en cuisine. Tous connaissent les données et savent disposer de 4 heures 1/2 pour «envoyer» des plats pour six : maquereau chaud avec sa garniture, épaules d'agneau avec leur garniture, savarin avec sa crème.
«Nous sommes là pour vous aider, glisse Paul Bocuse. Si vous avez le moindre problème, n'hésitez pas à nous en faire part.» «Soyez calmes et détendus», insiste Joël Robuchon.
En cuisine, le marathon commence. Les candidats prennent leurs marques et font connaissance de leur commis, désigné par tirage au sort. Ils ont la faculté de le refuser, mais aucun n'optera pour ce choix.
Ordre et méthode : indispensable pour arriver à bon port. Certains ont listé toutes les opérations à réaliser avec les horaires à respecter. D'autres partent davantage à l'aventure, mais tous sont concentrés à l'extrême. La finale du M.O.F. est une véritable finale olympique, avec la même tension et un trac identique à surmonter pour chacun...
La journée commence aussi pour les membres des différents jurys. Des chefs, en représentation tri-partite (M.O.F., employeurs, salariés), et choisis pour leurs qualités professionnelles (Vergé, Etéocle, Toulousy, De Matteis, Delacourt, Orsi, entre autres...). Là encore, en présence de l'huissier, le briefing est de rigueur. «Vous devrez juger en votre âme et conscience», professe Paul Bocuse. «Vous ne devez pas vous promener dans les couloirs et communiquer entre vous pendant le déroulement des épreuves. Je vous rappelle également que toutes vos notes devront être détruites à la fin», ajoute Joël Robuchon. «A l'heure des résultats, il sera important de rejoindre les candidats qui auront échoué car ils auront besoin de soutien», précise Pierre Orsi avant la redéfinition des notes à attribuer (le travail en cuisine sur 30 points, la présentation et la dégustation de chacun des plats sur 130 points) pour un total maximum de 420 points auquel viendra éventuellement s'ajouter un bonus (les points au-dessus de 10 lors de l'épreuve écrite à Versailles).
«Il n'y a a priori aucun total à atteindre et aucun quota n'est fixé. Si 30 cuisiniers font un travail remarquable, nous en prendrons 30. S'il n'y en a que 2, nous en prendrons 2», dit encore Joël Robuchon.
Après tirage au sort de leur poste (maquereau, agneau, savarin), les «juges» entrent à leur tour en loge avec un objectif précis : goûter et noter le plus équitablement possible les 48 plats qu'ils devront déguster !
Le scénario du mardi matin -déjà vécu la veille avec les candidats au titre de M.O.F. «maître du service de salle»-, sera identique en début d'après-midi (avec une journée se prolongeant au-delà de 22 heures) et le lendemain. Mêmes consignes à l'adresse du jury (honnêteté-équité), mêmes mots rassurants pour les candidats (gardez votre calme).
Comme une mécanique bien huilée, le concours tourne bien. Certains finalistes sont à leur affaire, maîtres d'eux-mêmes, le geste juste et précis. D'autres craquent et savent déjà qu'ils devront tenter leur chance une autre fois. Tout est noté et le moindre retard lors de l'envoi d'un plat est pénalisé. Rien n'est pourtant fatal, deux candidats finalement «reçus» en feront l'expérience.
Durant l'épreuve, délicat de musarder et d'avoir des états d'âme. Les cuisiniers se sont préparés en conséquence comme pour une opération commando !
Mercredi en début d'après-midi tout est terminé en cuisine, mais le plus délicat reste à venir. Sous contrôle de l'Education nationale (maître d'uvre des concours de M.O.F.), les feuilles de notation sont épluchées et vérifiées. Comme en patinage artistique et pour éviter toute ambiguité, la plus forte et la plus faible des notes sont supprimées.
Dernière réunion pour définir le nombre de candidats admis. On discute sur un principe à travers des totaux (pas sur des moyennes) et l'identité des candidats reste secrète. Le cru est de qualité avec seulement 1,3 point séparant le premier du dernier «reçu» (aucun classement ne sera cependant établi et, plus tard, la liste sera donnée par ordre alphabétique).
Vers 17 h, le verdict tombe enfin. Un chiffre circule -19-, mais aucun lauréat n'est connu. Seul l'huissier a été autorisé à faire le rapprochement entre les numéros des candidats et leur nom. Et c'est lui qui, dans une enveloppe scellée, donnera la liste définitive à Joël Robuchon qui en fera lecture.
«Le règlement a été suivi à la lettre dans la plus parfaite transparence. Toutes les étapes ont été respectées et je n'ai pas constaté la moindre fuite. Nous n'avons eu aucun cas litigieux à trancher», précise Dominique Pinot.
«C'est vrai qu'il y a eu débat», admet Joël Robuchon. «Et la majorité des chefs et l'Education nationale ont souhaité que 19 finalistes deviennent M.O.F. (1). C'est 2 de plus qu'à Strasbourg, il n'y a donc pas eu explosion puisqu'ils étaient 480 au départ. Ce n'est pas un examen, mais un concours, et si la qualité est grande, pourquoi se limiter ?»
Après une longue attente, le verdict. Enfin. A l'appel de leur nom, l'émotion des lauréats est évidente. Tous sont épuisés et certains fondent en larmes. Le marathon est terminé avec, pour 19 cuisiniers, la victoire après un long effort...
«Il y a des élus et des déçus, mais la sélection était sévère. Dans notre métier, le plus difficile est de savoir qui est le meilleur. Je souhaite bon courage à ceux qui ne sont pas montés sur le podium en les invitant à tenter une nouvelle fois leur chance. Ce bon résultat démontre que la cuisine française n'est pas foutue», s'enthousiasme Paul Bocuse. Logique que le président ait eu le mot de la fin...
(1) C'était le vingtième concours depuis sa création en 1920. Dans les 220 métiers pouvant obtenir le titre de M.O.F., 3.100 candidats ont fait acte de candidature dont 20% en cuisine.
* Lauréats «maître du service de salle» :
Jean-Michel Framery (I.U.F. des maîtres à Antony) ; Denis Grandgeorge (Le Bistrot du Sommelier à Paris) ; Thierry Mazzotti (L.P. d'Audincourt) ; Vincent Rouard (La Palme d'Or-Hôtel Martinez à Cannes).
* Lauréats «cuisine» :
Jean-Claude Brugel (Monte-Carlo Sporting Club à Monaco) ; Olivier Brulard (Le Pré Catelan à Paris) ; Helder Da Assuncao (Paris) ; Jacques Décoret (Auberge des Cimes à Saint-Bonnet-le-Froid) ; Jean-Claude Garzia (Bermudes) ; Philippe Girardon (Domaine de Clairefontaine à Chonas-l'Amballan) ; Gilles Goujon (Auberge du Vieux Puits à Fontjoncouse) ; Williams Jacquier (Villeurbanne) ; Guy Krenzer (Restaurant Lapérouse à Paris) ; Philippe Legendre (restaurant Taillevent à Paris) ; Bernard Leprince (Le Fouquet's à Paris) ; Jean-Yves Leuranguer (Hôtel Martinez à Cannes) ; Jean-Jacques Masse (Montrouge) ; Aimé Nallet (Ecole hôtelière Tsuji à Liergues) ; Eric Pansu (Le Sud à Lyon) ; Fabrice Prochasson (Lenôtre à Paris) ; Jacques Rolancy (Windows-Hôtel Hilton à Londres) ; Christian Têtedoie (restaurant Têtedoie à Lyon) et Gérard Vignat (ex-Pont du Ciel à Osaka).
Avant le dernier «round», le grand jury.
Roger Vergé, dégustateur qualifié.
Bocuse le gourmand.
Président du concours de M.O.F. en 1993 à Strasbourg, Joël Robuchon a «rempilé» cette année à Nice. Et Paul Bocuse ne doute pas qu'il fera un troisième mandat en l'an 2000...
L'Hôtellerie :
L'année 1996 a été marquée par un nombre record de concurrents. Comment jugez-vous cet engouement pour le concours de M.O.F. ?
Joël Robuchon :
«Je le trouve très encourageant, avec de nouveaux candidats et d'autres qui se représentent après un ou plusieurs échecs. Jadis, beaucoup abandonnaient en se disant que tout était joué d'avance. Tout cela est positif, et cette participation en hausse veut bien dire que le M.O.F. prend une autre image dans la profession. Nous avons apporté à ce concours une modernité et un indéniable impact médiatique qui doit beaucoup à la volonté de Paul Bocuse. Cette année, en leur donnant plus de liberté, nous avons voulu que les candidats puissent exprimer leur personnalité et je sais qu'ils ont apprécié.»
L'Hôtellerie :
Vous évoquiez un concours où «tout était joué d'avance». Comment avez-vous travaillé pour respecter l'égalité de chance entre les candidats ?
J. R. :
«En respectant totalement leur anonymat vis-à-vis du jury et en leur apportant la caution d'un huissier présent d'un bout à l'autre du concours. Lors de chaque réunion avec le jury, nous avons insisté sur cet aspect des choses. Nous voulions que les candidats se sentent rassurés en sachant que tout était droit et honnête.»
L'Hôtellerie :
Que pensez-vous pouvoir encore améliorer ?
J. R. :
«Ce concours reste difficile et doit inspirer le respect. Bizarrement pourtant, nous avons peu de budget. Je ne comprends pas bien que le comité d'organisation n'ait pas davantage de moyens, et c'est un aspect qu'il faudra revoir à l'avenir. Nous avons mobilisé une douzaine de jurés par centre, donc 240 personnes venues bénévolement, et nous avons sans doute souffert de ce manque de moyens. Il nous reste beaucoup à faire, car les responsables de centres ne peuvent pas toujours apporter le temps nécessaire. Dans l'intérêt du concours, nous devrons sans doute plancher sur une autre solution (NDLR : a priori un nombre moins important de centres de sélection).»
L'Hôtellerie :
Alors que certaines querelles se développent dans la profession, ce concours n'est-il pas une réponse d'unité autour du métier ?
J. R. :
«Je ne parlerai pas de querelles, plutôt de règlements de comptes dont certains ont pu se servir, mais je n'ai pas envie d'aborder ce sujet. Je préfère constater qu'au sein du jury, des tenants de l'une ou l'autre position se sont côtoyés sans problème, et parfois en s'en amusant. Il est évident que le titre de M.O.F. est très revalorisant pour notre travail.»
L'Hôtellerie :
Le considérez-vous toujours comme une référence ?
J. R. :
«Le nombre de candidats le démontre. Il est bon de revaloriser ainsi le travail manuel, et dans notre société, cet amour du travail bien fait est une bonne chose. Au Lycée hôtelier de Nice, j'ai senti les élèves attentifs et conscients de l'importance de l'événement. Il est important qu'ils aient pu comprendre qu'un homme peut se réaliser à travers un travail.»
L'Hôtellerie :
N'avez-vous pas le sentiment que ce titre avait besoin d'une «nouvelle jeunesse» ?
J. R. :
«Avec un certain désintérêt des ministères, ce concours prenait une mauvaise tournure et sa reprise en main par Paul Bocuse a permis d'assurer son avenir. Dans l'esprit du public pourtant, le M.O.F. est reconnu et on l'apprécie comme une valeur de référence. Bien sûr, il y aura toujours des contestataires, mais je reste persuadé que le travail manuel a besoin d'être revalorisé et que le M.O.F. y contribue grandement.»
L'Hôtellerie :
Quelle définition donneriez-vous d'un M.O.F. ?
J. R. :
«Je dirais avant toute chose qu'un M.O.F. a tout à prouver et ensuite qu'il reste un ouvrier passionné. En recherchant et en obtenant un travail bien fait, il uvre pour le bien de tous. En fait, on devient M.O.F. après avoir reçu la distinction. On doit la mériter et ensuite faire mieux encore. C'est donc une progression vers le mieux pour le bien de tous.»
L'Hôtellerie :
En définitive, n'est-ce pas aujourd'hui le titre le plus important pour un cuisinier ?
J. R. :
«Sans doute puisque tous les aspects du métier sont étudiés. Nous avions un jury en cuisine qui jugeait la méthode de travail, surveillait les éventuels gaspillages, la tenue du plan de travail, la maîtrise professionnelle et le comportement humain. Ensuite, nous avions trois jurys de dégustation pour la présentation des plats et leur goût. La cuisine reste l'un des arts fondamentaux et il n'y a jamais eu de grande civilisation sans grande cuisine. Elle fait appel aux cinq sens et cela aussi était jugé. Dans une approche moderne, les ingrédients servant de décor doivent entrer dans la composition du plat. Lors du concours, il y avait beaucoup d'originalité, mais le goût avec le respect des saveurs originelles de chaque produit, restait le plus important.»
L'Hôtellerie :
On se trouve assez loin d'Escoffier qui fut longtemps la référence en matière de M.O.F....
J. R. :
«C'est une autre époque mais une suite logique. Escoffier reste une référence, mais il faut s'en servir avec modernité.»
L'HÔTELLERIE n° 2486 Hebdo 5 decembre 1996