La bataille du duty free est-elle perdue ? Le conseil des ministres européens du 19
mai devait examiner l'opportunité de rouvrir le dossier de l'abolition du commerce hors
taxes aux frontières maritimes et aériennes sous forme d'une étude d'impact à
l'échelle européenne. C'est ce sur quoi comptait le député de Calais, André Capet,
investi d'une mission d'étude nationale sur ce sujet par le Premier ministre Jospin. Avec
l'appui du ministre des Transports Gayssot, il tente de convaincre Bruxelles de revoir sa
position.
L'Irlande est le premier allié de la France dans ce dossier, et avait saisi
officiellement le conseil. En France, André Capet avait reçu le soutien du ministre
français des Transports Gayssot, et Bercy admet la nécessité d'une étude d'impact de
la mesure. Cela n'a pas suffi. Le conseil des ministres a renvoyé aux Etats membres le
soin de faire étudier les «conséquences ponctuelles» de la disparition du duty free.
Conséquences ponctuelles ? De l'ordre de 43.000 emplois seraient concernés dans le
secteur du tourisme en Europe.
A Calais, le président de la Chambre de commerce, Pierre Bée, parle de «question de vie
ou de mort». De quoi s'agit-il ? En 1991, Bruxelles a décidé, à échéance du 1er
juillet 1999, la suppression du commerce hors taxes à bord des avions et navires, et bien
sûr dans les ports et aéroports pour l'ensemble du trafic interne à l'Union. Motif
invoqué : la nécessaire harmonisation fiscale suivrait naturellement la création du
grand marché. Mais aujourd'hui à la veille de l'entrée en vigueur de l'euro, force est
de constater qu'il n'en est rien. Les différences de taux de TVA se sont plutôt
creusées et les différences de droits d'accises sur les tabacs et alcools entre Nord et
Sud de l'Europe sont restées très importantes. Dans le même temps, la guerre des prix
faisait rage sur tous les marchés de transport de personnes, notamment sur les marchés
internationaux, et tout particulièrement sur les marchés du tourisme touchant les
classes moyennes européennes. Les deux phénomènes, disparités fiscales et difficultés
de joindre les deux bouts pour les transporteurs n'ont trouvé que deux parades sérieuses
: la hausse vertigineuse de la productivité des transports d'une part et le
développement des recettes des compagnies liées aux ventes duty free d'autre part.
Calais est loin d'être la seule plate-forme portuaire ou aéroportuaire française concernée, mais l'exemple y est caricatural, en raison de la mise en service du tunnel transmanche pendant cette période. Dès avant l'ouverture du tunnel et bien avant qu'il ne surmonte ses vicissitudes techniques pour prendre sa part de trafic, le marché s'est radicalement transformé. Les compagnies de ferries ont délaissé Boulogne et Dunkerque et même Ostende pour concentrer leurs forces sur la route la plus courte Calais-Douvres. Grâce à la création d'un réseau autoroutier qui dessert le port en direct, grâce aussi à la mise en service de jumbo ferries toujours plus agréables, grâce à un effort de rapidité et d'aisance d'embarquement, la mer a réduit à peu de chose son handicap en temps de traversée. Les aéroglisseurs restent même plus rapides que Le Shuttle (la navette du tunnel) sauf par mauvais temps. Mais cela ne suffisait pas. Pour placer Eurotunnel dans une situation difficile, voire intenable, lord Sterling, patron de P & O European Ferries et ses collègues contraints de suivre le leader, ont déclenché une guerre des prix sans précédent. La traversée, en promotion permanente à des prix toujours plus ridicules, ne pouvait plus se payer que par le duty free. Les passagers se sont engouffrés dans la brèche. Ils ont voyagé comme jamais, et acheté à bord. Le résultat est éloquent. En 1980, quelque 5 millions de passagers par an traversaient via Calais, et quelque 2 millions supplémentaires par les autres ports de Boulogne à Ostende. A présent, on compte 20 millions de passagers par an sur Calais-Douvres par grands transbordeurs, aéroglisseurs et catamarans rapides, tandis que 10 millions emprunteront vraisemblablement cette année le tunnel par Eurostar et le Shuttle.
Or qui dépense de l'argent en ville ? Essentiellement les «day trippers», les
excursionnistes de un deux ou trois jours qui voyagent en ferry. En 1979, recense la
Chambre de commerce de Calais, on comptait 500.000 visiteurs de ce type à Calais. En
1988, ils étaient un million et demi. En 1997, 57 % des vingt millions de voyageurs
furent des excursionnistes, «soit plus de cinq millions d'acheteurs venus pour une ou
deux journées sur la seule Côte d'Opale», insiste la CCI. Ce flux dépasse
largement les limites de la ville et même de sa proche région.
Après l'ouverture de l'autoroute A16 de la frontière belge à Paris par Calais, Boulogne
et Abbeville, les Britanniques savent que Boulogne et Le Touquet par exemple se trouvent
à vingt minutes et à une bonne demi-heure du port. A Calais même, la chambre estime à
15 ou 20% le chiffre d'affaires généré par le trafic transmanche. «Pour nous, c'est
bien davantage», sourit Bernard Beauvalot, président du syndicat des CHR de la
ville.
Le patron du George V 3* cite ainsi l'exemple d'un couple britannique, client pour deux
nuitées très régulièrement chaque mois, qui vient faire ses courses en partie au duty
free. Reviendraient-ils ? Tous les cafés et restaurants notamment ceux de la zone Nord de
la ville proche du port en profitent. Pour l'hôtellerie, c'est encore plus clair.
Anticipant l'arrivée du tunnel, la capacité hôtelière est passée de 800 à 1.200
chambres dans la seconde moitié des années 80. Mais la clientèle «normale» ne suivit
pas. Il fallut donc se lancer dans une active politique touristique en collaboration avec
les compagnies transmanche et les tour-opérateurs.
Calais est l'une des villes les mieux organisées de la région avec son club hôtelier et
son club de restaurateurs. Comme les compagnies, les hôteliers ont serré la vis de leurs
marges. Actuellement, les Britanniques se voient offrir (c'est le mot) une traversée avec
une voiture, un repas, un petit déjeuner et une chambre pour 49 livres (480 à 490 F
actuellement) en trois étoiles et 39 livres (380 à 390 F) en deux étoiles. Cette
clientèle en deux comme en trois étoiles est précieuse. La disparition du duty free
dans la situation de surcapacité actuelle, tant du transport que de l'hôtellerie aurait
évidemment des conséquences dramatiques. La clientèle excursionniste s'effondrerait, et
au moins une compagnie disparaîtrait, alors que P & O et Stena Line ont déjà
fusionné pour enrayer la guerre des prix. Une perte d'emploi de l'ordre de 3.500
personnes semble une estimation «tout à fait raisonnable» au président de la Chambre
de commerce Pierre Bée. La seule compagnie transmanche Seafrance, très menacée
supprimerait mille emplois convenablement payés à Calais en pareil cas de figure. Pour
les CHR, cela ouvrirait une crise sans précédent.
A. Simoneau
asimoneau@lhotellerie-restauration.fr
Les emplettes à bord, la moitié des recettes de la compagnie. Sans elles, la
clientèle s'effondrerait..
De l'Irlande à LourdesPour le monde du tourisme intra-européen, la suppression du duty free en Europe
signifierait le passage massif de l'offre des tour-opérateurs de l'Europe vers les
destinations soleil. C'est pourquoi les Irlandais sont à la pointe du combat. Mais la
France est aussi le premier pays fournisseur de produits demandés en duty free. Cela
bouge donc un peu partout en France. |
L'HÔTELLERIE n° 2573 Hebdo 6 Août 1998