Il conteste les clauses de son contrat de boissons
Un grand calicot rouge domine la façade du Mac
Ewan's, rue Ferrer à Faches Thumesnil, une grosse commune de la banlieue sud de Lille :
« Bistrot en grève », est-il écrit, et précisé au-dessous : « service maximum
assuré ». Sur la vitrine, des affichettes jaunes expliquent les raisons d'agir du
patron. Alain Bonnet a décidé de faire connaître au grand public sa querelle avec
Soldib, l'un des tous premiers entrepositaires de la région Nord-Pas-de-Calais et filiale
depuis quelques années du groupe Interbrew. En deux mots, Alain Bonnet refuse de payer sa
bière de un à trois francs le litre plus cher que le prix du marché local auprès de
son distributeur contractuel. « Je ne suis pas opposé du tout au principe du contrat,
c'est-à-dire l'obligation de fourniture dans les marques du prêteur. C'est indispensable
pour débuter dans notre métier. Mais encore faudrait-il qu'un minimum d'équilibre
commercial soit respecté. »
Au terme d'une longue procédure, il a perdu en appel, et a été condamné à payer le
prix de ses quatre pompes, soit
16 167,70 F, une indemnité de rupture de contrat de 56 000 F, les dépens. Il n'a jamais
accepté de payer un franc, ce qui rend son recours en cassation non recevable. Il est
aussi en situation de rupture de contrat. Après visites d'huissier, après que ses pompes
reprises par Soldib ont été remplacées par celles de son nouveau fournisseur actuel
Duriez, la justice a fait saisir ses comptes bancaires.
Il n'abandonne pas
L'addition approche à présent les 120 000 F, intérêts compris. « Je ne paierai
rien par principe. Ils se serviront, puisqu'ils sont les plus forts. Je veux obtenir la
révision du procès et me battre pour la profession », commente Alain Bonnet. Un
recours auprès du juge de l'exécution a échoué pour raison de forme, il fallait le
saisir par voie d'huissier et non par lettre AR. La prochaine étape est une plainte
déposée auprès de la direction régionale de la concurrence et des prix et de la
répression des fraudes pour frais de facturation ajoutés « illégalement » selon lui,
à la facture de Soldib. Ses affaires saines lui permettent d'être dépouillé de cette
somme sans mettre la clé sous la porte, même si cela fait mal. Comme dit son épouse
Christiane : « Il n'abandonne pas facilement. » C'est le moins que l'on puisse
dire. Le Mac Ewan's (sans rapport avec la chaîne régionale du même nom précise encore
notre patron) est un petit bistrot sympa propre et accueillant, voué à la bière bien
servie. Les dames du quartier s'y sentent manifestement à l'aise. Le patron montre
fièrement son trophée gagné à un concours de tirage. Il se concentre sur le liquide,
l'accueil et l'animation. Pas de petite restauration, juste un croque de secours. En
revanche, on peut apporter son manger, et un micro-ondes est à la disposition des
clients. Le soir est actif, avec par exemple ses « soirées tartines », où on sort des
partitions pour chanter ensemble avec l'accordéon du patron en accompagnement. Alain
Bonnet était cadre commercial dans une multinationale américaine qui l'a licencié voici
une douzaine d'années. Après trente mois de recherche, il pense à un café. Le hasard
le met sur la piste du café de son grand-père. Les photos de l'établissement
d'autrefois ornent aujourd'hui l'arrière salle. Mais à l'époque, le café est en ruine.
Les banques n'aiment guère les chômeurs et le fonds, fermé depuis plusieurs mois, ne
vaut rien. Comme il l'explique lui-même, c'est bien une bonne connaissance chez Soldib
qui l'aide, lui permet d'obtenir un prêt bancaire et y ajoute un financement de 70 000 F
de Jupiler moyennant contrat de fourniture. Le 14 février 1989, il signe en tournant
douze feuilles à la va vite et en apposant des paraphes imprudents. Lorsque le contrat
revient en mars, il lui trouve bien des défauts.
Dialogue de sourd
Mais il est trop tard. Alain Bonnet refroidi par le premier contact avec le syndicat,
qu'il juge alors froid et administratif, n'a pas demandé de conseil. Au début, il
réalise son contrat en volume. 146 hl en 1989, puis 183 hl, 168 hl, 155 hl, 158 hl, 141
hl en 1994. Puis c'est la chute qu'il attribue à la loi Evin et à un changement
d'ambiance générale. Généralement, selon divers témoignages, cette chute comprise des
distributeurs s'est traduite non par des pénalités, mais par un allongement de deux ans
de la durée du contrat. Magnanime, à condition de marcher droit, et d'accepter le
principe de l'exclusivité à n'importe quel prix. Mais Alain Bonnet ne marche pas droit.
A l'occasion d'une grève chez Soldib en 1989, il compare les prix de son fournisseur avec
ceux de Métro ou d'autres dépositaires, et constate des différences importantes. Il
décide alors de remplir son contrat de 140 hl auprès de Soldib, et de s'approvisionner
ailleurs pour le solde. Il demande les tarifs à son fournisseur, qui ne les lui remet
pas. Et en 1992* il passe progressivement vers d'autres fournisseurs, parce qu'il n'admet
pas « d'être traité non pas comme un client mais comme un humble redevable ».
Les choses se gâtent en 1993, les courriers deviennent menaçants quand Soldib apprend
que son client et surtout obligé n'applique pas les règles d'exclusivité. C'est un
dialogue de sourd « veuillez me remettre vos conditions » d'un côté, et « appliquez
le contrat » de l'autre. A une lettre de mise en demeure du 2 février 1993, Alain Bonnet
répond comme un commerçant qu'il est. Il constate par lettre du 3 mars 1993 « que le
fût de Jupiler est à 7,60 F le litre chez Soldib, et à 5,60 F chez Métro ». De
mises en demeure en sommations, d'huissier, l'affaire va au tribunal de commerce où Alain
Bonnet se défend fort mal par lui-même, et en cour d'appel, où son avocat défaillant
est remplacé par un acteur semble-t-il muet. La cour d'appel relève bien un manquement
au contrat d'exclusivité. A noter parmi les attendus qu'à l'objection d'indétermination
du prix, la cour répond qu'au contrat « se trouvait annexée une liste des prix en
vigueur à la signature de la convention, laquelle leur (N.D.L.R. aux époux Bonnet)
réservait également de contester toute variation de prix ainsi que le recours à une
procédure d'arbitrage ».
Elever le débat
Parallèlement, Alain Bonnet essaye d'élever le débat, saisit le président de la
République, les ministres successivement compétents, tous les députés du Nord, sans
rencontrer beaucoup d'écho sinon des réponses très prudentes.
La DRCPRF a constitué un dossier. Il est trop tôt pour savoir s'il y sera donné suite.
A noter que ce jugement et l'action médiatique d'Alain Bonnet interviennent en pleine
réflexion de Bruxelles sur le droit voire l'existence des contrats d'obligation,
réflexion que contestent fortement les grands brasseurs européens directement visés,
mais aussi les syndicats européens des CHR dans la mesure où ces contrats sont
actuellement le seul moyen de démarrer une affaire sans fonds propres. Hotrec à
Bruxelles s'est prononcée clairement pour le statu quo. Les seuls terrains sur lesquels
il est possible encore de tenter une résistance sont ceux de la clause abusive, et de
l'information préalable des candidats à l'obligation. Mais le futur obligé en mal
d'argent ou le déjà obligé sont-ils en mesure de contester quoi que ce soit ? Un
différentiel de prix abusif par rapport au marché dans le cadre d'un contrat
d'obligation peut-il être comparé à un taux d'emprunt usuraire ? Le jugement n'en fait
aucune mention. La baisse des débits aux pompes depuis 1994, la concentration de la
distribution en intégration verticale avec l'industrie n'ont fait que durcir l'attitude
des brasseurs et la nature du contrat. Ce « bistrot en grève » veut changer les choses
pour tous. Sans doute y a-t-il à faire, mais si l'on veut éviter que l'Union européenne
ne légifère brutalement, les professions doivent s'asseoir rapidement autour de la table
des négociations et déterminer des règles de bonne conduite. Or rien n'est plus
difficile que de partager une marge.
A. Simoneau
* La durée d'un contrat est de cinq ans. En 1992, Alain Bonnet se trouve donc en cours de contrat.
Du bon usage des contrats d'exclusivitéSujet longtemps tabou, à la fois décriés et nécessaires, les contrats
d'exclusivité s'inscrivent pourtant dans la pure logique commerciale. Le cas de figure le
plus courant porte sur un besoin de trésorerie dans le cadre, par exemple, d'une
acquisition de matériel ou de travaux d'aménagement. Le cafetier n'a pas les fonds
suffisants et les banques refusent de suivre. Reste alors le principal fournisseur.
Celui-ci débloque au revendeur soit une somme d'argent, soit d'autres avantages
économiques en échange de quoi le cafetier va s'engager à acheter en exclusivité chez
ce fournisseur la liste des produits indiqués dans le contrat, dans des conditions qui
seront également précisées. Le bon choix * Certains évoquent la légitimité de ce type de contrat sur le terrain européen. Sachez que la Cour européenne ne remet pas en cause actuellement le principe de ces contrats, mais devrait vraisemblablement mettre des garde-fous sur la durée maximum des contrats. |
L'HÔTELLERIE n° 2600 Hebdo 11 Février 1999