C'est devenu une manie, pour ne pas dire un tic : dans
les restaurants, on ne sait plus recevoir le client autrement que par un tonitruant
"Madame-Monsieur". Une formule "tout compris", qui semble dispenser
celui ou celle qui l'utilise de faire preuve d'un minimum de convivialité, pourtant
essentielle, quand on reçoit quelqu'un. Le "Madame-Monsieur" permet de toiser
le client, de ne plus avoir besoin de lui dire bonjour, de le regarder, de le
reconnaître. Un nouveau rapport de force que mettent en place ces serveurs "new
age", qui se veulent libres et détendus envers le client et qui semblent oublier
qu'ils sont là, avant tout, pour être à son écoute, pour le satisfaire, et le servir.
En niant ainsi les clients dès leur arrivée, on se plaît à ne plus les voir, et l'on
suscite dès lors chez eux des comportements insolites : c'est devenu une constante
aujourd'hui ; à peine installés à leur place, ils s'agitent, se tournant dans tous les
sens sur leur siège pour attirer l'attention d'un serveur qui déambule entre les tables
en observant attentivement ou le bout de ses souliers ou la ligne d'horizon, histoire de
se protéger d'un client velléitaire qui pourrait faire appel à lui pour obtenir un peu
de pain quand la corbeille est vide, un moulin à poivre (ça, c'est le plus délicat)
voire même l'addition. Quand enfin le client a réussi à se faire remarquer et que le
serveur s'approche pour lui demander la cause de son agitation, il est de plus en plus
fréquent de l'entendre déclarer, d'un air très distancié : "Je vous envoie
quelqu'un". Certains n'en croient pas leurs yeux et, accablés, décident de ne plus
fréquenter ces lieux aussi peu conviviaux, d'autres plus téméraires s'énervent et
expliquent qu'ils sont les clients, que ce sont eux qui permettent à l'entreprise de
vivre... un discours dont les serveurs savent le plus souvent se distancier, cataloguant
l'individu mécontent dans la catégorie des excités. Et de le saluer du très cavalier
"Madame-Monsieur, au revoir".
"Madame-Monsieur", serveuses et serveurs, prenez garde, les clients, à force
de ne plus être servis convenablement, pourraient se lasser et aller voir autre part. Il
est temps de se ressaisir, si vous voulez avoir de l'avenir.
PAF
L'HÔTELLERIE n° 2600 Hebdo 11 Février 1999