C'était il y a un quart de siècle, pas tout à fait
peut-être. Laguiole était fréquentée par les premiers "fondeurs" dont la
passion n'était pas encore devenue un sport de masse. Après des kilomètres de neige
immaculée à travers les forêts immenses et silencieuses, il faisait bon se restaurer
d'une côte de buf et d'un aligot, le tout arrosé d'un fel d'Entraygues ou d'un
mansois de Marcillac. On avait le choix : on allait chez Régis, chez Auguy ou au Mazuc.
Au Mazuc, précisément, on était accueilli par Monsieur Bras père qui avait abandonné
son atelier de maréchal- ferrant pour recevoir les clients devant sa porte, Madame Bras
mère était aux fourneaux et il n'était pas question de lésiner sur les quantités. Les
pros du coût-matière ne sévissaient pas sur l'Aubrac.
A ses côtés, Michel, son fils, s'initiait aux bases de la cuisine rouergate, et à
ses heures creuses (s'il en avait) il compilait des grimoires du temps passé ou il
recueillait de précieuses recettes tombées dans l'oubli. Et pour se détendre, il
parcourait, déjà, les vastes étendues du plateau, enivré d'air et de vent, découvrant
les plantes de ses ancêtres qui font aujourd'hui la gloire de sa cuisine.
Nostalgie inutile : Lou Mazuc a fermé, et si Madame Bras mère consent encore, dans
l'établissement avant-gardiste de son fils, incongrue construction au détour d'une route
forestière, à préparer l'aligot pour les irréductibles de la tradition, Michel a
porté au firmament de l'art culinaire une audacieuse synthèse du terroir et de la
modernité.
En 25 ans, à force de recherche personnelle, de créativité maîtrisée, de travail
acharné, Michel Bras a imposé un style, une vision de la cuisine très interprétée, à
laquelle il faut adhérer. Les débuts ne furent pas faciles, dans une région où, c'est
un euphémisme, les évolutions rencontrent parfois de vives résistances. Il fallut du
courage pour sortir l'Aveyron de sa redoutable trilogie : tripoux, estofinade, aligot. Et
encore davantage pour imposer à une clientèle circonspecte des herbes inconnues, des
saveurs inattendues, des ingrédients venus d'ailleurs.
Il n'est pas très médiatique, Michel Bras. Il ne convoque pas la télévision quand
il se rend sur le marché de Rodez le mercredi matin, il préfère la vie de famille à la
futilité des sunlights. Et puis il investit, il sait que l'entreprise familiale se
construit patiemment, avec son épouse Ginette, son fils qui l'a rejoint dans sa cuisine.
Longtemps, la cuisine de Michel Bras fut une cuisine d'initiés, de privilégiés qui
savaient apprécier le bonheur rare d'un Gargouillou de légumes, l'extase devant une
Terrine de foie gras de canard au vinaigre de miel, ou la divine surprise de Noix de
saint-jacques arrosées d'un jus iodé au pain brûlé.
Aujourd'hui, le Michelin le met à la plus haute marche du podium, après une (trop)
longue attente. L'an dernier, c'était deux jeunes talents passés par Laguiole qui
obtenaient le titre suprême, les frères Pourcel à Montpellier. Les élèves méritaient
leur récompense, mais le maître n'y avait-il pas droit lui aussi ? C'est aujourd'hui
chose faite, et ce n'est que justice. Faisons confiance à Michel Bras pour rester
l'authentique cuisinier de l'Aubrac qui a su affirmer son immense talent au fond de la
France profonde. Sans doute les inspecteurs du Michelin ont-ils eu plus de mal à trouver
la route de Laguiole (pourtant proche de Clermont-Ferrand) que celle de destinations plus
faciles. Le mérite de Michel Bras n'en est que plus grand.
C. B.
L'HÔTELLERIE n° 2603 Hebdo 4 Mars 1999