En hôtellerie, tout le monde commence à évoquer nerveusement la présence des fonds de pension. Ces investisseurs fantomatiques et emblématiques font beaucoup parler d'eux. Mais, si on croit à tort ou à raison qu'ils ont le portefeuille facile, ils ne sont pas là pour régler la crise des prêts bancaires.
Les investisseurs issus des fonds de pension anglo-saxons sont comme le monstre du Loch Ness : tout le monde en parle, mais personne ne l'a jamais vu. On leur prête toutes les vertus financières, mais aussi toutes les prouesses machiavéliques. " Ils ont une démarche spéculative assez détestable, achetant à la casse des hôtels sous-évalués, espérant en tirer une plus-value après regénération. Ils détruisent le sens de l'hôtellerie ", invective un observateur. Cet avis peut paraître juste à certains et faux à d'autres, tant le monde où évoluent les fonds de pension est flou et inconnu. Quoi qu'il en soit, les fonds de pension qui investissent dans l'hôtellerie font montre d'un comportement souvent spectaculaire. Venus de nulle part, ils semblent débarquer dans les hôtels mis en vente, chéquier en main, prêts à payer rubis sur l'ongle. " C'est, bizarrement, une image qu'on a souvent eu des fonds de pension, mais qui relève plutôt du Far West ", ironise Peter Sloan de la très américaine Conley Bank & Co.
Mais, qui sont ces opérateurs qui fleurtent avec l'univers hôtelier tout en ayant une
discrétion de moine ? Les fonds de pension ne sont autres que des institutions
financières chargées de placer et de faire fructifier les cotisations et autres
ressources des caisses de retraite anglo-saxonnes, initialement. Mais, beaucoup
investissent aussi avec des fonds émanant d'autres sources, dont des banques. Les caisses
de retraite fonctionnent dans le système économique libéral britannique, canadien ou
américain, d'une manière différente qu'en France. Les retraites y sont définies à
l'avance, par capitalisation, en fonction des montants des cotisations versées. En France
d'ailleurs, de nombreux débats entre le gouvernement et l'Assemblée nationale, en
passant par le Sénat, ont actuellement pour thème l'instauration des fonds de pension.
Plutôt que le système actuel de gestion des retraites par répartition, défendu par les
syndicats, on y discute de la finalité du paiement des retraites que les régimes
obligatoires ne pourront plus assurer d'ici quelques années.
Les placements que réalisent les fonds de pensions anglo-saxons se situent dans tous les
secteurs. Ils préfèrent toutefois souvent l'immobilier, qui offre bon an, mal an, des
garanties de stabilité que ne promettent pas les investissements dans le high-tech ou
dans l'industrie, par exemple. Ces secteurs sont trop souvent dépendants d'éléments
économiques extérieurs non contrôlables. Si les fonds de pension commencent à
s'intéresser à l'hôtellerie, c'est parce que c'est avant tout, pour eux, de
l'immobilier.
Contrairement à ce qu'on croit souvent, il n'y a pas une stratégie unique suivie par les fonds de pension, ni un seul profil d'opérateurs. Certains investissent sur du court terme et cherchent à revendre après quelques courtes années d'exploitation, avec la recherche d'une plus-value, dans une idée purement spéculative. D'autres, voire les mêmes, préfèrent couver leur patrimoine sur du long terme et traitent leurs biens en bon père de famille. S'il existe ainsi des comportements différents, il y a plusieurs points communs entre toutes les institutions qui placent l'argent des fonds de pension. Ce sont d'abord des opérateurs qui gèrent des masses très importantes d'argent. Ils n'investissent que rarement sur des affaires dérisoires et évidemment pas sur les projets à faible revenu potentiel. Ensuite, ils exigent un retour sur investissement extrêmement élevé : c'est de l'ordre de 15 à 20 %, voire 25 % quand on y intègre le revenu annuel et la plus-value. Enfin, ils fonctionnent selon une rigueur et avec un esprit très cartésien et sans complication infinie. La finalité est que l'investissement doit rapporter. Et le plus possible. Leur logique est strictement financière. " Les hôteliers attendent parfois les fonds de pension comme des substituts aux banquiers. Mais, ce ne sont pas des banquiers. Ce sont uniquement des acquéreurs. Ils ne sont pas là pour prêter de l'argent, mais pour acheter, de préférence murs et fonds ", explique le patron d'une chaîne hôtelière. " La force des fonds de pension est qu'ils vont là où les banques françaises n'osent plus aller. De plus, ils sont souvent plus rapides pour décider et ne se perdent pas dans les détails. Le comble est que les banques françaises prêtent aux fonds de pension anglo-saxons, qui réinvestissent cet argent dans des hôtels en France", poursuit-il. Même avis de Bruno Scherrer de Lone Star Management, qui investit avec des fonds de pension anglo-saxons.
Les fonds de pension s'intéressent maintenant à l'hôtellerie en Europe et prioritairement sur les grandes métropoles où la demande hôtelière est forte. En France, Paris est la cible prioritaire de ces investisseurs, parce que c'est un marché solide et rentable. Mais, certains opérateurs s'intéressent à des hôtels un peu dans toutes les régions, de toutes les catégories ou presque, voire même à des hôtels saisonniers, entend-t-on dire. Pourvu, qu'il y ait un rendement minimal possible selon les normes en vigueur dans les fonds de pension. Pas toujours facile d'atteindre un retour sur investissement de 15 % en hôtellerie, c'est pourquoi beaucoup d'opérations se limitent à un audit préalable, avant d'être abandonnées. Les chaînes hôtelières ont vu arriver les fonds de pension comme de véritables bienfaiteurs. En effet, la plupart du temps, ces derniers ne gèrent pas eux-mêmes leurs acquisitions hôtelières. Ils confient donc les hôtels en gestion à des groupes hôteliers, qui voient là une aubaine pour se développer à moindre frais. Les fonds de pension ont un penchant pour les grands groupes. Ils les sécurisent et ont souvent les moyens d'atteindre les objectifs de rentabilité assignés. Presque tous sont directement ou indirectement en liaison avec des fonds de pension. Des groupes comme Starwood ou Westmont Hospitality, par exemple, sont même en état d'intimité extrême avec des banques d'affaires comme Goldman Sachs & Co ou Lehman Brothers, qui gèrent des fonds de pension en quantité. Après acquisition d'hôtels, Starwood intègre les hôtels, la plupart du temps, sous une de ses marques (Four Points, Westin, Sheraton,...). " Nous commençons à travailler avec les fonds de pension depuis relativement peu de temps en France. Nous réalisons souvent des joint-ventures avec eux et gérons leurs hôtels dans lesquels ils ont pris une participation majoritaire. Notre enseigne, de par sa notoriété et notre savoir-faire, leur apportent de nombreuses garanties, qui les rassurent pour pouvoir atteindre les objectifs de rendement, qu'ils fixent à 14 % chez nous ", commente Xavier Grange de Holiday Inn.
Mais, si on peut croire que les fonds de pension ne vont confier leur patrimoine
hôtelier qu'à des grands groupes, ce n'est pas toujours le cas. Le groupe Astotel, qui
gère 17 hôtels 3 et 4 étoiles, dont la moitié en propriété propre, a gagné la
confiance de plusieurs fonds de pension. " Il faut un mode de pensée comme le
leur. Nous avons accepté de nous adapter aux contraintes habituelles imposées par les
fonds de pension : transparence totale, envoi à dates régulières de " reportings
", établissements de prévisionnels, etc. Nous investissons même avec eux sur
quelques projets pour consolider la confiance et pour montrer qu'on y croit , dit
Serge Cachan qui préside aux destinées du groupe Astotel. Dans le cadre de nos
contrats de gestion, contrairement à ce qu'on imagine, les fonds de pension sont des
investisseurs faciles, si on fonctionne et raisonne comme eux. Ils ne se croient pas
obligés de choisir la couleur des rideaux comme le ferait un propriétaire privé. "
Outre la rigueur et la précision très américaine dans les procédures et les objectifs
de rendement sur capital investi, les fonds de pension imposent aussi des provisions sur
les rénovations à prévoir. " Nous devons garder pour leurs hôtels des
réserves pour la rénovation de l'ordre de 4 % sur le chiffre d'affaires, au lieu de 2 %
habituellement ", indique Xavier Grange. On reproche aussi parfois aux
interlocuteurs des fonds de pension de trop vouloir transposer les normes de gestion des
hôtels américains à l'Europe, " ce qui demande beaucoup de négociation pour
les convaincre de revoir leurs points de vue ", regrette un développeur de
chaîne hôtelière.
Le poids des rumeurs donne l'impression qu'il y a une armée de fonds de pension anglo-saxons qui sillonne la France à la recherche de belles acquisitions et opportunités. Mais, ils ne sont, apparemment, qu'une douzaine à opérer sur l'hôtellerie en Europe. " Le nombre d'hôtels auxquels ils s'intéressent ou qui peuvent entrer dans leur portefeuille reste assez faible. Enormément d'affaires sont éliminées parce qu'elles n'apportent pas les garanties de rentabilité suffisantes ", analyse Bruno Scherrer. Les fonds de pension baignent sans doute dans d'imposantes masses d'argent, mais cela ne les enjoint pas à investir dans n'importe quoi. Même si on parle ici et là de grandes surprises que quelques acheteurs ont eues à découvrir des actifs cachés et non souhaités lors d'acquisitions. Pour autant, les fonds de pension se permettent parfois d'acheter des hôtels plus chèrement que d'autres repreneurs potentiels, s'ils croient que le rendement sera bon. Delà à imaginer qu'ils sont la cause de la remontée des prix des transactions des hôtels mis en vente, il n'y a qu'un pas. " Non. Les prix sont seulement le résultat de l'offre et de la demande. Quand il y a beaucoup d'acheteurs, les prix montent. La remontée des scores d'activité de l'hôtellerie attire du monde à nouveau. Les fonds de pension s'intéressent à trop peu d'hôtels pour avoir une influence sur les prix ", assure Peter Sloan. Même avis de la plupart des autres observateurs.
Enfin, hormis les achats d'hôtels à la pièce, les fonds de pension sont actionnaires
dans un grand nombre de groupes internationaux. La crise asiatique de l'été 1998 avait
d'ailleurs été en partie la cause d'une fuite brutale de fonds de pension du capital
d'Accor, qui a fait fondre soudainement, et sans cause sérieuse, la valeur de l'action.
Contrairement aux acquisitions, l'actionnariat est moins engageant. On peut être sûr que
les fonds de pension sont de nouveaux acteurs dans le paysage hôtelier, et si leur
logique strictement financière en dérange plus d'un, d'autres sont très contents de les
trouver.
M. Watkins
Bruno Scherrer.
L'HÔTELLERIE n° 2606 Supplément Economie 25 Mars 1999