Déspécialisation restreinte ou partielle
E. Duroux
Avocat au barreau de Paris
Un bail peut être consenti
à usage "tous commerces", mais le plus souvent, il sera expressément destiné
à une ou plusieurs activités limitativement énumérées, à l'exclusion de toutes
autres, selon la formule consacrée.
Lorsque l'activité autorisée est unique ou étroite, il peut être tentant pour le
locataire, dans la perspective d'une augmentation de son chiffre d'affaires, de
développer des activités voisines et plus larges que celles prévues dans le bail
d'origine.
Cette faculté est consacrée par la loi et reconnue au locataire par le décret du 30
septembre 1953. En effet, l'article 34 alinéa 1 prévoit que le locataire peut adjoindre
à l'activité prévue au bail des activités connexes ou complémentaires. Sous réserve,
non seulement que soit respecté le formalisme prévu par le décret, mais également que
soit reconnu le caractère réellement connexe ou complémentaire de l'activité, en cas
de litige avec le bailleur.
La déspécialisation partielle ou restreinte consiste à ajouter à la destination
(activité autorisée) initiale prévue dans le bail une ou plusieurs autres activités
connexes ou complémentaires, c'est-à-dire des activités qui se rapprochent ou se
rattachent à l'activité déjà exercée.
Pour refuser la demande du locataire, le propriétaire va contester le caractère connexe
ou complémentaire de l'activité proposée. Selon la définition donnée par le Grand
Robert : est complémentaire ce qui s'ajoute ou doit s'ajouter à une chose pour être
parfaite ou complète. Synonyme : additionnelle.
Est connexe ce qui a des rapports étroits avec une ou plusieurs autres choses synomymes :
analogue, voisin, dépendant, joint.
Cette demande de déspécialisation doit être notifiée par le locataire au
propriétaire par acte extrajudiciaire (c'est-à-dire exploit d'huissier), préalablement
à l'exercice de l'activité ou des activités complémentaires envisagées.
Cette notification vaut une mise en demeure du bailleur de préciser s'il conteste le
caractère connexe ou complémentaire de l'activité envisagée.
Si, dans ce délai de deux mois, le bailleur n'a pas répondu à cette demande, il est
réputé l'avoir acceptée.
Le propriétaire peut également, dans ce délai, soit évidemment accepter la demande,
soit s'y opposer en contestant le caractère connexe ou complémentaire de l'activité ou
des activités proposées.
En cas d'opposition du bailleur, l'une ou l'autre des parties peut saisir le tribunal de
grande instance pour trancher la difficulté, à moins que le locataire ne préfère
renoncer à sa demande.
En principe, le locataire ne peut exercer l'activité envisagée avant la décision
judiciaire reconnaissant le caractère complémentaire ou connexe de celle-ci.
Le troisième alinéa de l'article 34 prévoit que le bailleur peut demander, à
l'occasion de la première révision triennale suivant l'adjonction de l'activité connexe
ou complémentaire, une augmentation du loyer déplafonné (c'est-à-dire supérieure à
celle résultant de la variation de celle de l'indice INSEE du coût de la construction).
Le bailleur peut également attendre le renouvellement du bail pour demander un
déplafonnement motivé par cette extension d'activité.
Toutefois, dans ces deux cas et en référence à l'article 23-6 du décret, le bailleur
devra, pour ce faire, justifier que la modification de la destination des lieux est
suffisamment notable pour avoir influé sur la valeur locative.
Enfin, lorsque la contestation a été portée devant le tribunal, le locataire peut
toujours renoncer à sa demande d'adjonction d'activités dans les 15 jours suivant la
décision définitive.
Deux cas de figures peuvent se présenter :
w Le locataire exerce une activité connexe ou
complémentaire sans avoir respecté le formalisme de la demande de déspécialisation.
w Le locataire ayant fait la demande dans les formes
prévues mais qui débute néanmoins l'activité connexe ou complémentaire sans attendre,
soit l'expiration du délai de deux mois, soit la décision judiciaire en cas de
contestation du bailleur.
Dans ces deux hypothèses, le locataire prend le risque d'une résiliation du bail ou
d'un refus de renouvellement sans offre d'indemnité d'éviction, si l'extension
d'activité se situe en fin de bail.
Par ailleurs, le bailleur peut également en profiter pour demander le déplafonnement du
loyer lors du renouvellement en tirant argument de cette adjonction d'activité pour
justifier d'une modification notable de la destination des lieux.
Ce faisant, le bailleur est réputé agréer implicitement et rétroactivement
l'adjonction d'activité et ne peut plus l'invoquer comme une infraction au bail.
La pire solution nous semble être celle où le locataire débute l'activité tout en
faisant une demande de déspécialisation dans les formes, montrant par là qu'il avait
conscience que le caractère connexe ou complémentaire de l'activité ou des activités
exercées n'allait pas de soi et était sujet à une éventuelle contestation du bailleur.
A l'inverse, le locataire qui n'a fait aucune demande peut toujours invoquer sa bonne foi
en arguant du fait que l'activité était implicitement contenue dans celle mentionnée au
bail et ce, compte tenu de l'archaïsme et de la désuétude des mentions relatives à la
destination du bail, au regard de l'évolution des usages commerciaux.
Quoi qu'il en soit, le juge conserve un pouvoir souverain d'appréciation de la gravité
de l'infraction aux clauses du bail, reprochée au locataire par le bailleur.
Ainsi, les tribunaux refuseront le plus souvent de sanctionner le locataire par
résiliation du bail. Ils peuvent considérer soit que l'activité nouvelle est en
réalité englobée dans la destination prévue au bail, compte tenu de l'évolution
normale de l'activité considérée, soit ils reconnaissent le caractère réellement
connexe ou complémentaire de celle-ci.
Enfin, le caractère connexe ou complémentaire ne signifie pas obligatoirement que
l'activité nouvelle demeure accessoire par rapport à l'activité initiale, ou une simple
activité d'appoint.
Ainsi, et hormis le cas où la déspécialisation partielle aboutirait, en réalité, à
un abandon pur et simple de l'activité primitive et donc à une déspécialisation
totale, il ne peut être fait grief au locataire de donner sa pleine expansion à cette
activité nouvelle.
Il n'existe pas de définition légale du caractère connexe ou complémentaire. Les juges apprécient ce caractère en fonction des circonstances. En outre, il faut tenir compte des usages locaux. Ce qui pourra être admis comme connexe ou complémentaire à Paris peut très bien être réfusé dans un autre région. Nous vous proposons des exemples de décisions de justice qui vous permettrons de vous faire une idée.
Tribunal d'instance de Marseille du 1er juillet 1964
"La transformation d'un restaurant de forme traditionnelle en "libre
service", où le client va chercher lui-même sa nourriture et l'apporte sur sa table
ne peut être constitutive d'une modification irrégulière, à défaut de convention
contraire."
La modification de l'importance relative des diverses branches de l'exploitation, leur
croissance ou décroissance pour les adapter à la situation économique et les rendre
plus rentables, ne sont constitutives d'aucune infraction au bail, à défaut de clause
limitative.
"Peu importe donc que l'importance des repas ou banquets servis dans les lieux
et des repas ou banquets servis à l'extérieur ait varié d'une année à l'autre, dès
lors que ces deux formes d'activités étaient autorisées et que les livraisons
extérieures sont en usage dans de nombreux restaurants prévoyant des transports de mets
préparés dans leurs cuisines."
Cour d'appel de Paris 20 novembre 1973
Le service d'un buffet froid ou chaud qui accompagne la consommation de boissons chez
un marchand de vins-cafetier a été considéré comme une extension normale et conforme
aux usages.
"L'ancienne appellation "marchand de vins-cafetier" recouvre à Paris
une évolution de ce genre de commerce, le service d'un buffet froid ou chaud qui provoque
ou accompagne la consommation des boissons n'étant pas exclue du commerce visé par
l'ancienne appellation, tel qu'il est actuellement exercé et alors que l'usage commercial
auquel les parties, en renouvelant les baux, ont entendu se référer a changé avec les
murs qui président à la fréquentation des cafés dans les grandes villes."
Cour d'appel de Paris du 17 avril 1986
La cour décide que l'activité de "brasserie avec plat du jour" n'est pas
complémentaire d'une activité de "café-bar".
Cour d'appel de Bordeaux du 22 avril 1986
La cour d'appel affirme que l'adjonction d'une discothèque night-club à l'activité
du fonds de commerce de café-bar-restaurant n'est pas connexe ou complémentaire.
Cour d'appel de Paris du 13 mars 1990
Le commerce de restaurateur ou celui de préparateur et vendeur de plats du jour
nécessitant une certaine préparation et une certaine élaboration n'est ni connexe ni
complémentaire de celui de débitants de boissons.
Seul pourrait être considéré comme "connexe et complémentaire" d'un
commerce de débit de boissons un service de casse-croûte, celui-ci étant habituellement
toléré dans les cafés.
La prétendue tolérance du bailleur dont fait état le preneur n'étant pas établie
en fait, et quand bien même elle le serait, ne serait ni constitutive ni créatrice de
droit.
Il s'ensuit que doit être résilié le bail commercial du locataire qui, autorisé à
exercer dans les lieux le commerce de café-bar, épicerie et fruiterie et bénéficiant
d'une licence de débit de boissons de 4e catégorie, exploitait dans les lieux un
véritable restaurant.
Cour d'appel de Paris 22 mars 1991
Cette juridiction considère que "une clause d'un bail permettant au preneur
d'exercer le commerce de marchand de vins, bières, liqueurs à consommer sur place avec
faculté d'adjoindre à la destination principale un buffet froid avec plat du jour".
Un commerce de marchand de vins est appelé à servir des plats cuisinés "principalement
pour le repas de la mi-journée" et comporte en lui-même "celui de la
restauration et non pas seulement le service d'un plat du jour".
Cour d'appel de Paris du 29 septembre 1992
A l'inverse de sa décision de 1986, la cour d'appel considère que l'adjonction d'une
activité "brasserie plat du jour" est complémentaire à celle de café-bar.
Cour d'appel de Paris 5 janvier 1993
"La destination désuète de "marchand de vins" correspond
aujourd'hui, avec l'évolution des usages en région parisienne, au commerce de café avec
buffet chaud et froid pour accompagner la vente de boissons. Les locataires sont donc en
droit d'exercer dans les lieux une activité de petite restauration rapide et non
élaborée.
Or, considérant que si la preuve d'une telle activité est bien rapportée par le
procès-verbal de constat dressé à la demande même de la propriétaire, et faisant
état de vente de "frites-saucisses-merguez-omelettes et sandwiches" sans
mentionner par ailleurs la présence du menu affiché, en revanche la preuve d'une
véritable activité de restauration traditionnelle n'est nullement établie.
Qu'il n'y a donc pas lieu à résiliation judiciaire de sorte que la demande
infondée de la bailleresse sera rejetée."
Cour de cassation du 17 juillet 1996
Il s'agissait dans cette affaire d'un bail à usage d'hôtel meublé et de bar. Le
locataire, désirant étendre sa clientèle, développe une activité de "bar de
nuit" avec "piano-bar et karaoké", tout en faisant une demande
d'adjonction d'activité au bailleur. Mais il commence ce complément d'activité sans
attendre la réponse de son propriétaire. Ce dernier refuse et invoque la clause
résolutoire.
Dans un premier temps, la cour d'appel refuse de constater la résiliation du bail en
considérant que l'activité rajoutée n'était pas illicite, mais constituait une
variété de la destination contractuelle prévue au bail et incluse dans cette dernière.
La Cour de cassation a cassé l'arrêté de la cour d'appel, au motif que l'activité
avait fait l'objet d'une demande d'adjonction du locataire comme activité
complémentaire. Ce qui veut dire que la Cour de cassation a considéré qu'en raison de
la demande d'autorisation effectuée par le locataire, celui-ci reconnaissait de ce fait
que l'activité qu'il développait n'était pas incluse dans son bail initial. Pour le
locataire, il aurait mieux valu développer son activité sans rien demander.
Cour de cassation du 26 novembre 1997
Dans cette affaire, le bail consenti au locataire était à usage de débit de boissons
et tabac. Au cours du bail, le locataire avait ajouté l'activité de brasserie sans rien
demander au propriétaire.
Propriétaire qui n'a pas exercé d'action en résiliation du bail, ni refusé le
renouvellement du bail comme il aurait pu le faire. Mais a profité de ce rajout
d'activité pour demander le déplafonnement et donc obtenir une augmentation
substantielle du loyer lors du renouvellement du bail.
La Cour de cassation confirme l'arrêt de la cour d'appel de Versailles qui avait
prononcé le déplafonnement du loyer du bail lors du renouvellement, après avoir
constaté que l'adjonction de cette activité constituait une modification notable de la
destination des lieux.
Cour de cassation du 17 novembre 1998
Le propriétaire avait autorisé son locataire à exercer une activité de petite
brasserie en complément de son activité initiale de café-bar. Suite à cet accord, le
cafetier proposait des plats garnis à sa clientèle. Pratique que le propriétaire a
contesté en considérant que c'était de la restauration. La cour d'appel a déduit que
les plats garnis proposés par l'exploitant à sa clientèle n'entraient pas dans la
catégorie de petite brasserie, mais correspondaient à une véritable activité de
restauration non autorisée. Les juges ont considéré que la notion de petite brasserie
doit se comprendre de façon restrictive et qu'elle autorise simplement le service de
plats froids ou non qui ne sont pas réellement cuisinés (comme par exemple des
croque-monsieur...). La Cour de cassation a confirmé la décision
des juges d'appel.
Cette activité de "petite brasserie" donne lieu à de nombreux contentieux.
De sorte, il convient
dans cette hypothèse, pour éviter tout litige ultérieur, d'expliquer avec plus de
précisions ce que les parties entendent par "petite brasserie".
L'HÔTELLERIE n° 2609 Hebdo 15 Avril 1999