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Coup de cœur, coup de colère
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Vous avez la parole

Cette profession vous passionne et vous aimeriez que ses problèmes soient davantage pris en compte. Vous êtes nombreux à nous écrire pour nous faire part de vos coups de cœur comme de vos coups de colère. Quelques morceaux choisis dans lesquels vous vous retrouverez.

Lettre ouverte aux jeunes diplômés

Suite à la lettre d'un jeune diplômé (BTS hôtellerie) de mon département parue dans le journal n° 2594 du 31 décembre 1998, je tenais à répondre à cet homme plein de fougue.

Je vais me permettre de te tutoyer, car j'ai 29 ans, je suis titulaire de mon BTS hôtellerie et je pense donc être assez proche de toi. La seule différence qui nous distingue, c'est que je suis un chef d'entreprise indépendant (hôtel-restaurant) depuis 5 ans. L'objectif de ma lettre n'est pas de critiquer tes propos, je veux simplement t'apporter mon expérience et répondre à tes commentaires, de manière complètement transparente. Je te laisserai le soin d'en tirer tes conclusions et de nuancer à l'avenir tes réflexions, car chaque entreprise est un cas unique et la généralité est dans tout domaine, par définition, réductrice. En sortant de l'école hôtelière de Paris, avec mes CAP/BEP/BTH et BTS en poche, je n'avais qu'un but à atteindre et un rêve que nous avions pour la plupart à cette époque-là : devenir patron d'un établissement. Après mon service militaire et 3 ans d'activité salariale en restauration, nous décidons avec mon épouse, elle-même titulaire d'un BTH en hôtellerie, de faire le grand saut. Avec quelques économies et l'aide de nos familles, nous calculons notre trésor de guerre et partons à la recherche d'un établissement. Six mois plus tard, nous nous installons dans un hôtel-restaurant en campagne. Le défi est lancé ! Mon épouse tient l'hôtel et la salle de restaurant et moi la cuisine. Nous avons quatre employés et un apprenti pour relever le challenge. A partir du premier jour, tu t'aperçois que la joie qui devrait te remplir est nuancée par une question que tu te poses immédiatement : pourrai-je, à la fin du mois, honorer mes dettes (emprunts, salaires, fournisseurs). Tu te gâches déjà involontairement le moment que tu attendais depuis si longtemps, tu te reprends et tu réfléchis. Quoi qu'il en soit, j'ai fait un prévisionnel, le banquier a eu confiance en moi puisque je suis là ; mais s'il y avait moins de clients qu'avec mon prédécesseur ? Tu doutes et tu avances doucement. Un an est déjà passé. C'est fou tu n'as rien vu, tes prévisions se tiennent mais de temps en temps c'est fragile ; ne nous emballons pas. La deuxième année, tu confortes ta position, tu te développes, la troisième tu te dis qu'un cap psychologique est passé, mais que la position reste fragile.

A partir de ce moment-là, tu te rends compte que ton énergie, ta volonté et ton amour du métier, tu dois les partager. C'est tout à fait normal : dans un travail d'équipe, tout le monde a droit à sa part, sauf que tu as un peu négligé un invité de marque : l'Etat. Toutes les structures en place sont présentes pour t'aider dans ton évolution et tes cotisations flambent. Tu me diras que c'est logique : tu gagnes plus donc tu peux payer plus. Simplement, se demande-t-on, comment une entreprise opère pour gagner plus ? Relis tes cours de marketing, il y a maintes solutions. Par contre, il y a un paramètre que tu ne pourras pas détourner, c'est le temps. Ton augmentation de chiffre d'affaires est souvent la résultante du temps passé, et a donc un coût. Tu investis en matériel, en publicité, en personnel et parallèlement tout augmente, les impositions X ou Y, les cotisations, les nouvelles taxes et tu dois intégrer tout cela dans tes comptes.

Puis vient un jour où, un peu fatigué, tu fais un petit bilan. Tu te dis que tu y crois depuis le début, motivé, passionné par ton métier qui te prend en moyenne 16 heures par jour. 16 heures par jour de moyenne, voilà une réalité, tu t'en fous, c'est ton affaire, tu connaissais les règles du jeu, les heures tu ne les vois pas mais elles sont là. Un jour tu t'amuses, tu calcules ton salaire horaire, tu as honte ; tu passes à autre chose en te disant que demain sera meilleur parce que tu aimes ton métier. Tu vois, aujourd'hui la vie professionnelle avec mon épouse c'est cela. C'est la réalité d'un bon nombre d'indépendants. Des gens passionnés qui continuent, des intégristes de l'hôtellerie-restauration qui croient dur comme fer que dans tous les villages et villes de France, ils perpétuent une tradition dont ils sont fiers et amoureux. C'est le monde des artisans et des commerçants, des PME, des artistes, des professions libérales qui croient encore en la liberté individuelle d'entreprendre, en ce potentiel d'une équipe de 2 ou de 10 personnes à soulever des montagnes. Dans tous les cas, c'est un combat permanent et chaque jour est un pari car pour nous rien, strictement rien, n'est gagné d'avance. Je ne pleure pas, je t'explique la réalité, je la vis parfois mal et c'est pour cela que j'essaie avec d'autres de trouver des solutions pour améliorer l'avenir au même titre que l'on améliore la vie des salariés avec les 35 heures par semaine.

A présent, je vais reprendre certains de tes propos. Tu dis que l'on se plaint de la différence du taux de TVA avec McDo. Tu as tout à fait raison. Combattre McDo est ridicule, nous n'avons pas la même clientèle, nous ne vendons pas la même chose. Mais trouves-tu normal que l'on taxe plus les gens qui embauchent et forment un personnel qualifié que les entreprises qui ne font pas cet effort ?

Tu nous dis de faire des plats à emporter au lieu de jalouser cette TVA. Crois-tu vraiment que la gastronomie étoilée ou non soit synonyme de plats à emporter ? La cuisine est un art, ne mélange pas bouffe industrielle uniformisée et art culinaire. Une assiette de grand chef est un chef-d'œuvre éphémère. Est-ce compatible avec une boîte en polystyrène ? Soyons sérieux. "La meilleure défense restant toujours l'attaque", j'ajouterais "encore faut-il qu'elle soit réfléchie"! Les bataillons d'Ecossais avançant fièrement devant les canons ne sont pas restés dans les annales de la guerre comme l'exemple d'une technique de combat performante.

En ce qui concerne le personnel, chaque être humain est différent, ne faisons pas de généralités ; allez, disons qu'il y a des bons et des méchants des deux côtés, et soyons persévérants et patients dans nos recherches mutuelles, mais je peux te donner deux règles d'or :
- un salarié qui est motivé et méritant est repéré, peu chez un mauvais patron, mais tout de suite chez un bon, et je ne m'inquiète pas pour son avenir ;
- un patron abusif et ingrat est repéré très vite par un salarié motivé, encore plus vite par les autres et l'avenir de ce patron est plus qu'incertain.

Ce qui m'ennuie le plus, ce sont tes raisons de te vendre à l'étranger. Garde toujours en mémoire que si une entreprise étrangère t'embauche, ce n'est pas pour te consoler de ta condition en France, mais pour exploiter ton savoir-faire professionnel français. Nous sommes réputés nuls en langues étrangères, donc c'est bien pour tes connaissances techniques, notamment en cuisine et en salle que tu les intéresses. De plus, tu véhicules l'image élitiste de la gastronomie et du savoir-vivre national.

N'oublie jamais que tu auras plus à apprendre en France dans ce domaine (cuisine et salle) qu'ailleurs, preuve en est des formations que nos chefs dispensent en permanence sur toute la planète. Enfin, pour ce qui me concerne, je ne "méprise" pas les demandeurs d'emploi et réponds systématiquement à toute demande d'embauche. Tu vois, nous ne sommes pas tous si méchants.

Pour la dernière partie de ma lettre, cela va être à toi d'apporter la réponse à ta question. A force de râler, tu nous demandes pourquoi on ne laisse pas tout tomber pour partir à la retraite dans un paradis fiscal. J'ai 29 ans, marié, 1 fille de 3 ans, 4 employés, 1 apprenti, des emprunts à rembourser. Si tu as trouvé la réponse, je te serais très reconnaissant de me la faire parvenir.

Toutefois, ne me demande pas de baisser les bras et de tout abandonner, car j'aime ce que je fais, c'est un très beau métier et un patrimoine à sauvegarder. Je ne me vendrai jamais à l'industrie, je ne serai jamais un local à sommeil standardisé, je ne ferai jamais de la bouffe pour vendre, je suis hors normes marketing, hors étude de marché, hors normes potentialité mais pour l'instant je ne fais pas partie des 60 000 entreprises qui déposent chaque année leur bilan. Alors, si toutes ces explications te laissent perplexe, je te propose de casser ta tirelire, de demander un peu de sous à papa et maman et de feuilleter les pages de L'Hôtellerie à la rubrique "Vente, murs et fonds". Tu trouveras chaussure à ton pied, puis fais le grand saut, comme nous, et dans quelques années, lorsque tu écriras au journal dans la rubrique "Coup de cœur, coup de colère", tes propos auront peut-être changé ? Bon courage pour ton avenir.
Isabelle et Eric Baudouin


Isabelle et Eric Baudouin, hôtel-retaurant Les Trois Pigeons.


L'HÔTELLERIE n° 2620 Hebdo 1er Juillet 1999

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