Alors que l'on parle toujours de restaurants à concept, à thème et de créations originales, paradoxalement, à côté de cette effervescence de nouveautés, on peut trouver de vieilles maisons qui n'ont pas changé d'un pouce leur produit. Lieux patinés, à l'air démodé, certains restaurants ont fait un pied de nez aux modes et ont traversé le temps, pour conserver une clientèle pas nécessairement nostalgique. Ces établissements, véritables symboles de l'authentique, sont souvent pris d'assaut et continuent encore de se tailler la part du lion.
A chacun son style
Du restaurant le plus imposant à la gargote la plus discrète, ces lieux hors du temps
sont légion, mais ne se ressemblent pas. Ils ont chacun leurs particularités et une
histoire qui leur est propre. Bien des brasseries font partie de ces établissements qui
ont franchi les portes du temps tout en gardant leur personnalité intacte. De nombreuses
adresses de prestige sont devenues de véritables institutions, depuis parfois plus d'un
siècle. C'est le cas de la Brasserie Georges à Lyon, où un melting-pot de populations
aime à se retrouver dans ces décors chaleureux et patinés souvent inspirés par l'Art
nouveau et profiter de l'ambiance joyeuse qui se dégage jusqu'à une heure avancée de la
nuit. Des grands cafés parisiens, tels que La Coupole ou Le Flore, au passé glorieux qui
les a placés sur un piédestal, libèrent aussi un semblant d'éternité. Dans ces
établissements, la clientèle réclame au quotidien une constance et une intemporalité.
Plus modestes, les "winstubs" d'Alsace ou les Bouchons Lyonnais, que l'on peut
découvrir au détour d'une rue dans un environnement pas systématiquement touristique,
ont conservé avec persévérance leurs traditions culinaires et ambiantes. L'ancienneté
est également de mise chez Roger La Grenouille, dans le quartier Saint-Germain à Paris,
"faussement populaire", dont le décor de bric et de broc n'empêche pas une
fréquentation plutôt bon chic bon genre. Tous ces restaurants ont un point commun : ils
ne sont pas nés d'hier et ont un goût réel pour l'authenticité. Mais la comparaison
s'arrête là. Ils ont chacun traversé le temps à leur manière et souvent avec des
hauts et des bas. Et c'est parfois jusqu'à une certaine limite qu'ils ont pu résister
aux changements.
Un succès authentique
Si la plupart de ces établissements ont su garder leur caractère initial, c'est en
premier lieu grâce à une cuisine traditionnelle immuable. Dans les "winstubs"
alsaciens, si au départ on ne servait que du vin, très vite le concept a évolué vers
l'offre de spécialités alsaciennes qui sont toujours en tête de liste. Chez Yvonne, à
Strasbourg, en quarante ans de service, la carte régionale n'a pas bougé. Marie Sengel,
responsable du Clou, établissement également strasbourgeois, énonce avec fierté :
"Nous proposons toujours nos "fleischkiechle" et notre
"baeckeoffe", et cela depuis plus de 15 ans." Pour Jacotte Brazier (La
Mère Brazier à Lyon) : "Les bons vieux plats font toujours recette. Les fonds
d'artichauts, les quenelles au gratin et la volaille de Bresse aux truffes, créés par ma
grand-mère, et repris ensuite par ma mère, sont toujours d'actualité." L'Ami
Louis à Paris, est l'un de ces endroits où l'on "soupe" comme il y a un
siècle. "Si vous demandez un poulet, on vous l'apporte mais entier !",
révèle un habitué, l'il heureux. Roger La Grenouille a également choisi de
conserver ses plats typiques comme la cuisse de grenouille et les escargots. "Notre
créneau, c'est la cuisine de grand-mère et ça marche !", confirme Michaël
Scheibe, nouveau gérant du lieu, qui n'en a pas changé pour autant les
caractéristiques. La constance n'est pas le seul fait de la cuisine, elle est
particulièrement visible dans le décor. Le winstub alsacien est très souvent intégré
à une maison de ville à colombages et se caractérise par ses "spinler",
grandes gravures de bois qui couvrent les murs, ses fresques rappelant les vignobles, ses
poutres apparentes et ses "stammtisch", les grandes tables d'hôtes. Chez Yvonne
et Le Clou ont toujours sauvegardé cet espace chaleureux qui les caractérise depuis bien
des années, comme l'ont fait le Strissel, le Tire-Bouchon ou le Pfifferbraeder à
Strasbourg. Depuis 1930, année de sa création, Roger La Grenouille a toujours la même
allure, sorte d'antre de brocanteur où fourmillent mille et une babioles, suspendues aux
plafonds et aux murs, qui ont toujours leur place. Le décor de la Brasserie Georges,
comme bien d'autres établissements de ce type, a également préservé son style Art
déco apparu dans les années 1920. Dans tous les cas, le cadre participe à une
inaltérabilité ambiante dont le patron du lieu est généralement le principal auteur.
Depuis 1954, Yvonne, véritable personnalité strasbourgeoise, continue de vaquer à ses
occupations entre la cuisine et la salle, toujours dévouée à son établissement et
fidèle à sa clientèle. La Mère Brazier qui n'a connu que les filles de la famille
depuis 1921, est aussi un bel exemple de pérennité.
Coups du sort ou aléas du métier
Malheureusement, il n'est pas facile de rester soi-même dans un environnement parfois
hostile et en perpétuelle mutation. Certains ont assisté impuissants à des
bouleversements urbanistiques graves de conséquences (une voie détournée ou
l'aménagement de nouveaux centres urbains, par exemple, peuvent entraîner la fuite de la
clientèle). D'autres ont pâti de problèmes de gestion difficilement surmontables. Tous
enfin ont été confrontés à la crise, à l'évolution des modes et à l'apparition des
nouvelles tendances. S'ils ont tous résisté, cela n'a pas toujours été sans mal. En
1970, le quartier de la Brasserie Georges se retrouve isolé par l'aménagement d'un
centre d'échanges, sorte de blockhaus. Cela a changé l'allure du quartier. La
fréquentation s'est mise à chuter et, pour remettre le train sur les rails, Didier
Rinck, arrivé à la tête du restaurant en 1977, décide le rajeunissement de l'équipe
et le rafraîchissement du décor et des installations. Néanmoins, il sait que s'il
choisit d'évoluer, il doit le faire en conservant l'esprit du lieu. "Il faut
améliorer et redorer le blason sans que cela se voit. Derrière le propre, les clients
veulent retrouver l'ancien", assure l'animateur du lieu, qui peut s'enorgueillir
d'avoir remis le bateau à flot. Si La Mère Brazier a toujours eu la ferme volonté de
garder sa personnalité intacte, elle a néanmoins parfois hésité à remettre en cause
son principe de base. "L'environnement a parfois déstabilisé l'équilibre de
l'établissement, fragilisant notre belle assurance", avoue Jacotte Brazier. La
crise des années 1990 a été une période difficile. "Nous avons pris la
décision de réduire le personnel et la capacité du restaurant. Pour le reste, nous
n'avons pas changé. Avec l'apparition de nouvelles maisons et de nouvelles tendances en
matière de cuisine, nous nous sommes demandés si nous ne risquions pas de nous noyer à
force de nager à contre-courant. Mais nous avons tenu bon. En fait, il faut parvenir à
évoluer afin de séduire de nouvelles têtes, de contrer la lassitude de certains, mais
sans perturber les adeptes purs et durs. Tout l'art est de savoir broder autour de ses
valeurs sûres et reconnues." Difficile donc de fermer les yeux à toute forme
d'innovation.
Exemples d'inaltérabilité
Il existe néanmoins quelques récalcitrants. Marie Sengel explique ainsi son obstination
: "Nous avons un caractère et une personnalité qui nous préservent des aléas
habituels de notre secteur. Ce qui fait notre force et ce qui garantit notre succès,
c'est notre authenticité, notre permanence. Il serait incongru de changer quoi que ce
soit au risque de voir disparaître les fidèles." Les clients sont chez eux dans
un cadre qu'ils ont choisi une fois pour toutes et que rien ne doit venir troubler. Ce qui
se passe entre le client et le restaurant va parfois bien au-delà de l'explication
rationnelle. Chez Yvonne, par exemple, "il y a comme un aimant qui vous attire
irrésistiblement", assure un habitué. Ces restaurants ont en plus une dimension
symbolique rassurante parce que l'atmosphère est conviviale et qu'ils vous donnent
l'impression d'être à la maison. Et cela fonctionne si bien que l'on voit s'épanouir
des chaînes de restaurants qui tentent de se nicher sur ce créneau de l'authenticité.
Chez Margot, Chez Clément ou la Taverne de Maître Kanter répondent fort bien au besoin
de nostalgie de la clientèle. Mais parfois, dans certains nouveaux concepts, on peut
regretter le caractère artificiel de la cuisine et le décor plaqué, prématurément
vieilli, dont le charme rivalise difficilement avec celui de nos bonnes vieilles
institutions gourmandes.
A. V.
L'HÔTELLERIE n° 2621 Supplément Economie 08 Juillet 1999