Des terrasses de Cahors aux sables du désert
Serveur fait partie des métiers qui vous éreintent son bonhomme : on marche, on court, on piétine, on transpire, on maltraite ses mollets, ses pieds, son dos. Il y en a pourtant qui en redemandent, comme Gilles Bounoua, 31 ans, serveur au Café du Palais à Cahors depuis sept ans. Pour se mettre en jambes avant d'attaquer ses journées de douze heures (temps de pause inclus), Gilles a besoin de courir, de galoper, de s'épuiser, de se sentir libre. Pour se délasser, le week-end, il fait des cross, des marathons, du footing. C'est comme ça qu'il est, passionnément.
Un beau jour, en 1977, en feuilletant un journal, il découvre le programme du Marathon des sables, disputé tous les ans à Erfoud, au fin fond du Maroc. Au menu : 350 km de désert à franchir en six jours, les vivres sur le dos (à l'exception de l'eau, fortement rationnée). Un raid interdit aux petites natures. Et qui demande des mois de préparation : briefings, entraînements poussés, suivi médical et alimentaire, recherche de sponsors... Certains métiers (enseignants, fonctionnaires ou employés du gaz) donnent assez de loisirs pour s'y consacrer. Mais il y en a d'autres, ceux de la brasserie et de la restauration pour ne pas les citer, qui prennent tant de temps que ceux qui les exercent n'en ont souvent plus pour faire autre chose que de travailler. Autant le dire : préparer un raid quand on passe 60 h par semaine en salle ou devant le comptoir relève de l'exploit.
Tous dans la même galère
Le plus difficile a été de trouver des sponsors pour boucler le budget (30 000 F). Gilles a envoyé 40 lettres à des fabricants de foies gras, des producteurs de vins régionaux et de spécialités lotoises, en leur promettant de bénéficier des retombées médiatiques du raid. Mais voir porter haut et fort les couleurs du bon goût régional dans un désert ne les a pas intéressés. La bonne volonté ne suffisant pas pour jouer les ambassadeurs, Gilles a alors fait la connaissance d'un consultant en entreprise, Bernard Vincent, qui l'a aidé à dénicher une douzaine de partenaires : un garage auto, une grande surface, une banque, des médias locaux... Son patron, Michel Boussac, a également décidé de le sponsoriser. "Il s'en est bien sorti, et sa démarche a été très professionnelle. Je me suis contenté de lui simplifier la tâche. Dans la vie, il faut avoir des passions. C'est motivant", explique le propriétaire de la Brasserie du Palais. Côté entraînement, les horaires de Gilles (du matin 11 h jusqu'à la fermeture, à minuit, une heure) lui ont permis de courir sans problème 90 minutes tous les matins, pendant un an et demi, les jours de repos étant consacrés aux sponsors et à l'organisation. Le téléphone a souvent sonné pour Gilles pendant plusieurs mois, durant ses heures de service, mais en salle, tout le monde s'y est mis pour qu'il n'y ait pas de perturbation. "J'ai quand même toujours fait attention de ne pas rester pendu au téléphone." Pour appeler, notamment Paris, il s'est tout simplement servi du point-phone destiné aux clients de la brasserie. "Une entreprise, c'est un navire. Chacun d'entre nous a sa part de responsabilité à prendre. Il n'y a pas le patron d'un côté, les employés de l'autre. On est tous dans la même galère, on a intérêt à avancer ensemble. Il n'y en a pas un qui parle et les autres qui se taisent. J'essaye d'être droit et logique, je ne pense pas que pour moi", explique le propriétaire de la brasserie.
Des retombées en chaîne
"Le métier a beaucoup évolué. Ce qu'a fait Gilles n'aurait pas été possible quand j'ai commencé, il y a trente ans, avec nos journées à rallonge", explique encore Michel Boussac, qui a repris la Brasserie du Palais il y a plus de vingt ans avec un employé, alors qu'il en a 13 aujourd'hui. Evidemment, à Cahors, le marathonien des sables a plutôt fait parler de lui. Les médias ont suivi sa préparation, se sont informés du déroulement du raid au jour le jour (via l'Internet du patron de Gilles, qui lui envoyait des messages d'encouragement aux étapes du soir), et ont rapporté ses impressions quand il est revenu du désert. Pour la Brasserie du Palais, le coup de pub - mais ça n'était pas le but recherché - a été formidable, l'exploit de son serveur rejaillissant sur l'établissement et toute l'équipe. Le bilan est si positif que Gilles a deux nouveaux projets : monter une course des garçons de café du Lot et participer au Grand raid de La Réunion. Mais ça, c'est encore une autre histoire.
L'HÔTELLERIE n° 2625 Hebdo 5 août 1999