Jean-François Laurent
Il ne lui manquait que la réussite économique pour être satisfait. C'est fait, ou du moins c'est sur la bonne voie. Jean-François Laurent constate qu'en fermant La Brocante cinq semaines par an au lieu de deux ces deux dernières années, son chiffre d'affaires, 3,40 MF en 1998, s'est accru de l'équivalent d'un mois par an. Encore un ou deux mois de plus et ce sera parfait. Sa recette : tracer sa route solitaire de chef en affinant ses propres convictions, et, sans rien lâcher de ce qu'il juge essentiel, baisser son ticket moyen de 440 à 370 F. A partir du 15 septembre, il tente un nouveau pari le vendredi soir avec un menu tout compris de l'apéritif au café à 250 F. Les clients ont reçu le message haut et clair. Les guides n'y voient aucun inconvénient. Ce n'est pas en renonçant aux assiettes à 400 F pièce, ni en travaillant plus volontiers le kipper que le turbot d'élevage que le macaron est remis en cause. Il ne s'agit pas pour autant de chercher le volume à tout va. L'objectif économique affiché reste modeste et ne changera rien aux fondements de cette petite affaire. Avec une capacité de quarante places, Jean-François Laurent n'escompte pas réaliser plus de trente à quarante couverts par jour, "un maximum avec huit à dix postes de travail dans l'entreprise", estime-t-il. Ce changement de cap n'a été possible que depuis qu'il est seul maître à bord. La Brocante est née il y a quinze ans de l'association techniquement fructueuse d'un chef et d'un sommelier. Ce dernier, Claude Janzen, est à présent directeur d'une importante affaire à Etaples, près du Touquet. Mais il est difficile de diriger à deux. En 1997, les deux hommes se sont séparés à l'amiable. Jean-François Laurent est à présent entouré en salle de Vincent et Orlane Capron - un couple de sommeliers qui traquent hors des sentiers battus la bonne bouteille à 200 francs à la carte - et d'Olivier Defachelles, second de cuisine.
Un cuisinier contrarié
Au départ, Laurent est un cuisinier contrarié. Il enterre d'abord sa passion pour la
cuisine, et empoche un diplôme de comptabilité et de gestion. Mais en fin d'étude, il
effectue un stage chez Girardet à Genève sur le thème de la motivation du personnel. En
fait, c'est sa propre motivation qui bascule. "C'est monsieur Girardet qui m'a
fait découvrir qu'on pouvait exercer ce métier manuel avec de l'intelligence et de
l'âme, avec un contenu culturel que je ne soupçonnais pas." Il s'installe voici
quinze ans dans cette vieille brocante, sans argent mais également sans connaissance
professionnelle de base. "De la folie, commente-t-il. J'ai mis sept ans à
prendre mes marques." Mais le mea-culpa s'arrête là. "Je n'ai pas
appris la cuisine ? Tant mieux ! Je suis content de prendre un peu le contre-pied des
habitudes." C'est l'individu tout entier qui a appris, tête, cur, et
l'ensemble des sens. "Je sais ce qui est bon à la manière de mastiquer,
d'entendre, de voir, de sentir, autant que par le goût." Les livres sont venus
après l'apprentissage technique. "Je ne les comprenais pas. A présent je les
goûte aussi." Amoureux du bon et du beau, il peste contre la frime et contre les
radis coupés en quatre. Il veut du volume, de bons légumes entiers, de la pomme de terre
à la croque, de la fraise entière avec son pédoncule etc.. "A Sein ou
Noirmoutier, le homard vient donner du goût à la pomme de terre, mais l'important c'est
la pomme de terre." Il s'attriste de voir certains clients refuser de tenir un
pigeonneau ou un fruit avec leurs doigts. Contre certains us et coutumes, il faudrait
pratiquer "le retour vers le bonheur". C'est peut-être là une limite de sa
démarche commerciale. "La satisfaction du cuisinier et celle du chef d'entreprise
ne coïncident pas toujours, note-t-il. A quarante ans, je suis toujours inquiet de
l'attitude de mes clients. Entre 90 et 99, leur esprit a changé. Je les ressens un peu
coincés, guides en main, obsédés par l'idée qu'ils se font du prix et de ce qu'il faut
obtenir pour ce prix, au lieu de se laisser gagner par le plaisir sans arrière-pensée."
Dans cette atmosphère où le stress n'est jamais loin, les clients et le chef vivent une
dialectique ambiguë. D'un côté, le chef cède à ses instincts profonds, se donne du
mal et se fait plaisir en même temps à choquer ses convives.
La recette des mots
Il aime lire, il aime les mots, et tire une recette d'une sonorité régionale. Dans Le
Cheval d'orgueil, il lit qu'un cur de laitue peut entrer dans un dessert.
Adaptation aux produits de son Pas-de-Calais. Il essaye des endives de pleine terre
braisées, à la crème et à la chicorée. Soulagement, les clients acceptent. La
"bistouille", dans le pays minier, c'est boire un coup de gnôle sur un café
brûlant avec un fond de sucre. Partant du mot, "j'ai fait une tasse en chocolat
qui se mange, et j'y mets un soufflé glacé au genièvre de Houlle. Dessus, une petite
chantilly glacée avec une chapelure de spéculoos", détaille-t-il. Il faut
convaincre le client que le biscuit flamand peut remplacer le sucre, que ces produits du
terroir ont leur noblesse, et surtout qu'ils sont bons. En cuisine, ce n'est pas le plus
facile à exécuter. Sur la carte, le prix n'a rien d'effrayant. Mais il faut oser.
Artisan passionné menacé par le trac à chacune de ses prestations, joueur mais
gestionnaire comme un chef d'entreprise, il s'adapte à la volonté de ses clients tout en
leur imposant ses illuminations. A prendre tel quel.
A. Simoneau
J.-F. Laurent et son second Olivier Defachelles.
L'HÔTELLERIE n° 2630 Hebdo 9 Septembre 1999