Les Echevins à Caen
Cela fait 25 ans que George
et Patrick Régnier consacrent tout leur temps et leur énergie aux Echevins. A force de
travail et de sacrifices, ce restaurant qu'ils ont créé à Caen était devenu une des
références gastronomiques de la région. Trop de sacrifices justement pour de bien
maigres récompenses, ils ont baissé le rideau après un dernier service : c'était le 19
septembre. Les 27 et 28 septembre, ce fut l'adieu définitif. Au cours d'une vente aux
enchères, vaisselle, couverts, bibelots, tous les souvenirs ont été dispersés aux
quatre vents.
C'était pourtant une belle histoire. Patrick, cuisinier, a fait ses classes et une belle
carrière dans des restaurants de qualité, de L'Oasis à La Napoule, puis à Paris à
l'Auberge d'Armaillé, l'Auberge de la Truite, au Restaurant Benoît et à La Tour
d'Argent. C'est d'ailleurs à Paris qu'il rencontre George, alors agent d'accueil à la
caisse d'allocations familiale. En 1975, Patrick, qui rêve d'avoir sa propre affaire,
décide de tenter sa chance à Caen, dont est originaire son épouse. Ils n'ont pas
d'argent et s'endettent (crédit à 100 %) pour acheter un pas de porte au centre-ville
(un ancien bar de nuit, le Bistro-Club). Il y a tout à faire. Le jeune couple s'investit
à fond, effectuant une bonne partie des travaux entre deux services. "On s'est
dit on fonce aujourd'hui pour s'y retrouver dans quelques années", se souvient
George Régnier. Le succès est immédiat.
Si au départ, le jeune chef de 28 ans ménage la clientèle en laissant à la carte le
Filet de buf au poivre et les Escargots de Bourgogne, sa passion pour la cuisine et
son sens créatif prennent vite le dessus. "Un jour, j'ai dit stop, plus
d'escargots et de filet de buf. Les gens ont été interloqués et ils en parlent
encore. Mais ils ont pu ainsi découvrir ma cuisine. D'ailleurs, ne dit-on pas que
l'outrecuidance des restaurateurs, c'est d'imposer leurs goûts et de le faire payer",
dit Patrick Régnier avec un grand sourire. Les Blancs de volaille en marinière de
coques, Filets de rouget barbet au jambon de la Manche ou encore le Saumon laqué à la
vanille auront vite leurs inconditionnels. L'affaire marche très bien et le premier
emprunt est remboursé en 5 ans. Ils décident alors de franchir une nouvelle étape en
rachetant les murs du restaurant, ce qui nécessite un nouvel emprunt, sur 10 ans cette
fois. Mais la confiance est là. Tout va bien et l'ascension continue.
Le restaurant de leurs rêves
En 1987, Patrick et George partent à la recherche d'un cadre plus convivial, une maison
de charme qui permettrait en sus de résoudre le problème du parking si compliqué en
centre-ville. Lorsqu'on leur propose Le Castel, qui abritait précédemment des bureaux et
une usine, ils hésitent. Cela signifie qu'ils devront se lancer à nouveau dans
d'importants travaux. De fait, au montant du rachat des murs (1,10 MF), il leur a fallu
investir 3 MF pour donner vie aux Echevins n° 2 dans ce joli castel anglo-normand du XIXe
siècle. Sur 1 000 m2 de surface, ils ont créé deux salles de restaurant contenant en
tout 40 places assises et une salle de réception de 120 couverts. Et pour limiter malgré
tout les frais, ils ont mis la main à la pâte : "Nous sommes fous", dit
George en riant au souvenir de son mari s'attaquant au ravalement de la façade juché sur
des échafaudages. Elle n'est d'ailleurs pas en reste. Les peintures, la pose des
tentures, les rideaux n'ont plus de secret pour elle. Tout s'est bien passé pour le
remboursement des deux premiers emprunts et la vente du premier restaurant Les Echevins
leur procure un capital non négligeable. Ils disent banco pour un troisième emprunt.
Une fois les travaux achevés, Les Echevins version Castel sont une grande joie pour les
Régnier qui voient leur rêve se réaliser. Le nombre de couverts et le chiffre
d'affaires sont multipliés par deux. En cuisine, Patrick laisse libre cours à son
"grain de folie", ses envies, son imagination. Une cuisine qui séduit aussi
bien la clientèle d'affaires que les familles avec en prime des personnalités, de Michel
Sardou au prince Andrew, de Juliette Gréco à Eddy Mitchell... Le ticket moyen tourne
autour de 450 F.
"On travaille pour l'Etat et la banque"
"On n'a pas vu arriver la crise. Aujourd'hui, on travaille pour l'Etat et pour la
banque", explique Patrick Régnier qui s'élève aussi contre la hausse de la TVA
et l'augmentation des charges en tout genre. Une accumulation de difficultés qui a porté
le coup de grâce. L'emprunt devient de plus en plus difficile à rembourser, la
rentabilité périclite... "Il y a 20 ans, on pensait qu'avec le temps, on
pourrait embaucher du personnel pour nous seconder et pouvoir enfin souffler un peu,
explique George. Mais ce n'est pas possible, nous ne pourrions pas les payer. Les
charges sont trop lourdes. Vous savez, c'est dur d'être partout. Il nous est arrivé de
ne pas dormir pendant 48 heures pour assurer un mariage qui se passait chez nous sur deux
jours. On n'en peut plus."
"C'est un labeur de fou au détriment de la santé. On n'a pas le droit d'être
malade. J'ai été opéré des reins un matin, le soir même, j'étais en cuisine. C'est
le ras-le-bol, renchérit Patrick. En fait, dès que j'ai appris que la TVA passait
à 20,6 %, j'ai su que c'était foutu. Et je ne vois pas comment être rentable en
respectant le personnel et le client." Employés et apprentis inclus, le
personnel se compose de cinq personnes. Chacun d'entre eux note chaque jour le nombre
d'heures de travail effectuées et lorsque l'activité impose des heures supplémentaires,
elles sont systématiquement récupérées. De leur côté, Patrick et George travaillent
eux sans compter. Quant au respect du client, il s'exprime dans la qualité des produits
de terroir, nobles et chers bien sûr. Il n'a jamais été envisageable pour Patrick de
"tricher" sur la qualité. "On est trop perfectionnistes et sincères.
C'est devenu invivable et trop lourd à porter. On a l'impression que ça n'avance plus",
insiste George. "Les professionnels qui travaillent des produits frais devraient
bénéficier d'un taux de TVA à 5,5 %. C'est de l'artisanat. La cuisine traditionnelle va
disparaître, si on ne fait pas quelque chose !", s'exclame Patrick.
Les Echevins, c'est fini. Parmi les acheteurs potentiels, les Régnier n'ont rencontré
qu'un seul restaurateur intéressé. C'est finalement l'hôpital Bon Sauveur de Caen qui
s'est porté acquéreur des murs. Des bureaux et des salles de consultation devraient
bientôt prendre possession des lieux.
Il a fallu beaucoup de courage à Patrick et George Régnier pour tenir bon pendant 25
ans. Il leur en a fallu tout autant pour mettre un terme à cette vie devenue trop
difficile. Tirer un trait et changer de vie, à 50 ans, ce n'est pas une mince affaire. La
décision fut longue à prendre. Près de quatre années...
L'avenir en pointillés
George et Patrick Régnier vont dans un premier temps prendre du recul, une pause bien
méritée pour se ressourcer et faire le point. Que l'on ne s'y trompe pas : "Mon
mari et moi, nous aimons notre travail et nous aimons travailler."
Particulièrement échaudés, ils ne comptent pas créer une autre affaire mais devraient
rapidement prendre le chemin d'un autre établissement, cette fois en tant que salariés.
Il y a de grandes chances qu'ils fassent leurs adieux à Caen. Ils étudieront toute
proposition. Ils sont non seulement prêts à changer de région et songent même à
l'expatriation. L'appel des Etats-Unis peut-être. Leur fille unique, Isabelle poursuit
ses études à l'université et ils sont prêts pour une nouvelle aventure.
Les derniers jours, les dernières heures ont été difficiles, mais ce n'est pas la
tristesse qui domine. Une pointe de colère bien sûr devant les conditions de travail qui
les ont contraints à abdiquer. Un brin de nostalgie. Mais aussi un soupçon de
soulagement et une bonne dose d'optimisme, car George et Patrick Régnier sont des
battants. Leur parcours en témoigne. Ils viennent de se donner une nouvelle chance.
L'avenir est à eux.
N. Lemoine
Découragés par les années de sacrifices et par l'accumulation des charges,
George et Patrick Régnier quittent la scène.
L'HÔTELLERIE n° 2636 21 Octobre 1999