Professionnels de la nuit
Aux portes du Vieux Lille, rue Royale, l'Autrement Dit est un bar très sympa, tout en profondeur. Un décor en deux bases de couleurs, un bois très chaud pour le bar et le mobilier, un mur d'un vert d'eau assez doux qui permet aux affiches de se mettre en valeur. Guy Douchy, le patron, Lillois bon teint, quarante ans mais en paraissant cinq à dix de moins, sourit et parle à ses jeunes habitués. Mais au fond, même si son affaire se porte bien, il n'est pas content. Il s'est installé là il y a dix ans, à une époque où on comptait moins de vingt bars du soir avec ambiance musicale à Lille. A l'époque, les jeunes partaient en Belgique ou restaient chez eux. A présent, on en compte plus de deux cents. Lille est une grande ville universitaire, la région Nord est l'une des plus jeunes de France et les moins de trente ans y sont par conséquent très présents. Comme ses collègues, Guy Douchy a veillé à se mettre aux normes au fur et à mesure de l'alourdissement de la réglementation, compensant par exemple par une forte ventilation et une climatisation la mauvaise volonté de la clientèle à accepter une zone non-fumeurs. Les contraintes succèdent aux contraintes, les bars s'adaptent. Que s'est-il passé ?
Des dérogations trop nombreuses
Au début, la ville de Lille, heureuse de satisfaire ses étudiants et soucieuse de créer
une vie nocturne à sa mesure, a accompagné le phénomène en distribuant assez
généreusement la dérogation de fermeture à deux heures du matin. Puis s'est créée
soudainement rue Masséna une "rue de la soif" nocturne dans le quartier des
Halles, avec de graves désordres créés par des cafetiers débutants dans une rue
jusqu'alors bien tranquille. Croulant sous les plaintes, la Ville a réagi, puis, pour des
raisons évidentes, a fini par éloigner d'elle ce calice. Début 1999, le maire
transmettait ses compétences au préfet de police. Surpris et inquiets, les
professionnels se sont organisés. Ils ont créé Tenue de soirée, une association dont
Guy Douchy est vice-président, pour mieux se faire comprendre des pouvoirs publics. La
grande majorité des professionnels qui l'ont demandée ont obtenu la fameuse dérogation.
Mais le cheval de bataille d'aujourd'hui est le bruit. Le 15 décembre, tout le monde est
censé être aux normes. Quelles normes ? C'est là que le bât blesse.
Protestation en tenue de soirée
Le syndicat des CHR que préside Danièle Deleval a organisé une réunion publique fin
septembre dernier pour informer ses adhérents en présence du responsable représentant
le préfet. Les professionnels qui étaient venus ont appris que le cahier des charges sur
lequel doivent s'appuyer les experts pour réaliser une étude et diriger les travaux
d'insonorisation n'était pas prêt. Ledit cahier des charges n'est connu que depuis les
derniers jours d'octobre. Il s'ensuit une double difficulté pratique. Primo, cinq
entreprises seulement sont qualifiées d'experts et agréées par les autorités pour
effectuer les études. Secundo, les mesures, pour être efficaces, doivent être
effectuées la nuit. Résultat, il est impossible de traiter l'ensemble des dossiers d'ici
au 16 décembre. Danièle Deleval a obtenu de la préfecture un sursis, une tolérance de
deux à trois mois pour cette double raison. Ce n'est pas du luxe. Les entreprises devront
tout de même présenter la preuve qu'elles ont effectué les démarches nécessaires et
qu'il est impossible aux bureaux d'étude d'acoustique de rendre leur travail d'ici au 16
décembre. D'autant que chaque entreprise est un cas difficile et particulier. Les
premières études acoustiques se révèlent très délicates pour ne pas dire impossibles
à réaliser.
La lecture des textes officiels
En clair, les experts sont perplexes devant le texte. Quelques agréments ont été
donnés, indique la préfecture. Mais la plupart des professionnels qui avaient réalisé
une étude au vu du seul décret avant la parution du cahier des charges ont vu leur
dossier repoussé et doivent reprendre la question à zéro. Et cela coûte cher, très
cher. L'étude elle-même tourne autour de 8 000 F en moyenne. Reste ensuite
l'investissement. On parle dans le Vieux Lille d'établissements petits, enserrés dans
des bâtiments anciens souvent classés, où les bruits c'est vrai se transmettent par les
chapes et autres cloisons. Le bruit à l'intérieur des établissements n'est peut-être
pas l'essentiel du problème. "Jamais je n'imposerai 105 dB à mes clients,
s'exclame Guy Douchy. J'ai deux amplis et quatre enceintes non pas pour monter au-delà
de 90 dB, mais pour obtenir une bonne qualité d'écoute n'importe où dans
l'établissement." La difficulté réside davantage dans la mesure des émissions
extérieures au bruit, et dans les moyens de les diminuer. Comment traiter les cloisons,
les murs porteurs et la façade dans un vieil immeuble éventuellement classé ? Chez lui,
Guy Douchy estime que les travaux théoriques à réaliser selon le cahier des charges
nécessiteraient une fermeture de l'établissement et un emprunt très important, pour un
résultat douteux. Des étudiants plus bruyants que lui habitent au-dessus... D'autres
professionnels se voient contraints d'effectuer des mesures dans un local situé au-dessus
de leur établissement qui leur appartient. Pourquoi, demandent-ils ?
Cela donne l'impression de jeter l'argent par les fenêtres, et dans beaucoup de cas c'est
tout simplement impossible.
Une réglementation compréhensible
L'Autrement Dit a dix ans d'existence et une certaine confiance de ses banquiers, mais les
derniers venus peuvent tout simplement fermer boutique, même si le marché leur laissait
une chance. Que demandent les associés de Tenue de soirée et le syndicat ? "Avant
tout, une réglementation compréhensible et applicable, et si les frais sont très
élevés, une aide", répond Guy Douchy. Les bars du soir estiment tenir un
"rôle social vis-à-vis des jeunes", ils mettent la ville en valeur, et
se sentent donc sans complexe pour demander un peu d'égards. Le syndicat a pris son
bâton de pèlerin. La CCI de Lille métropole, craignant de créer un précédent,
n'aidera pas les cafetiers. Danièle Deleval sollicitera donc une autre collectivité
territoriale.
A. Simoneau
Guy Douchy à l'Autrement Dit. L'application stricte du cahier des charges sans
aucune aide est impossible pour la plupart des bars du soir.
Les référencesLe nouveau régime s'appuie sur le décret 98-1.143 du 15 décembre 1998 du ministre
de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement, précisé par un arrêté du même
jour. Il s'applique "aux établissements ou locaux recevant du public et diffusant
à titre habituel de la musique amplifiée (...)". Le texte y limite le niveau de
pression acoustique à 105 dB en niveau moyen et 120 dB en niveau de crête. Le texte fixe
des conditions de mesure. Dans les locaux contigus, l'isolement entre local d'émission et
local de réception doit permettre de respecter les "valeurs d'émergence"
définies à l'article R48-4 du Code de la santé publique", les valeurs maximales ne
devant pas dépasser 3 dB dans les "octaves normalisées de 125 Hz à 4 000 Hz".
Dans le cas où l'isolement est insuffisant pour assurer le respect de ces valeurs,
l'activité ne peut s'exercer qu'après la mise en place d'un limiteur de pression
acoustique, dans le cadre d'un cahier des charges annexé à l'arrêté. L'exploitant |
Dunkerque joue la préventionVille universitaire, ville littorale avec un front de mer relativement festif, Dunkerque est très concernée par le décret antibruit. Le syndicat que préside Philippe Rougeaux a pris le parti de se tenir très proche des pouvoirs publics. Objectif : "faire en sorte d'anticiper les problèmes, et lorsqu'ils arrivent, agir pour qu'aucune fermeture autoritaire n'intervienne sans que le syndicat n'ait auparavant apporté le maximum d'aide au professionnel pour qu'il se mette en règle." Pour cela, la profession et la mairie ont rédigé ensemble une charte de bonne conduite, présentée le 14 avril dernier en assemblée générale du syndicat, en présence d'ailleurs d'André Daguin. A la charte s'ajoute un label que le professionnel demande en adhérant. Le texte de demande de label dit ceci : "Soucieux de la qualité des prestations offertes à la clientèle et conscient de mes responsabilités dans le domaine du respect et de la tranquillité publics, (je soussigné) désire recevoir le label témoignant de mon adhésion à la charte de qualité pour les établissements accueillant du public (bars, cafés, restaurants, discothèques). Par ailleurs, j'ai pris bonne note que cette charte tendait à privilégier la concertation avec les services concernés avant toute mesure coercitive." Le texte de la charte se réfère au Code des débits de boissons, à la protection des mineurs et à la lutte contre tous trafics illicites, à l'arrêté local pris en 1994. L'exploitant s'engage sur le plan de la tranquillité publique (horaires, voisinage, sonorisation strictement interne, respect du décret du 15 décembre 1998), et sur le plan sécurité (registre de sécurité, issues de secours, assurances, prévention incendie, respect des règles de l'urbanisme en cas de modification de l'établissement). Intervenant le 14 avril devant les professionnels, M. Guillam, commissaire central de Dunkerque, a proposé quelques pistes : se référer de toute manière au minimum aux normes acoustiques de la loi de 1992 ; diminuer la vente d'alcool à l'approche de l'heure de fermeture ; diminuer le niveau sonore passé minuit ; proposer en toute diplomatie aux clients un code de bonnes manières aux dernières heures. De jour, se mettre quand c'est possible au diapason de l'activité du quartier, pour casser la ségrégation gens de jour, gens de la nuit. La police nationale, a indiqué le commissaire, "sera attentive aux heures de fermeture, écoutera les plaintes, mais sera aussi attentive aux problèmes de l'exploitant". Ces mesures peuvent être utiles, et évitent ainsi le non-dialogue. Elles ne résolvent certes pas le fond du problème, et bien des professionnels sont inquiets et révoltés. Mais, en tout cas, le cadre de concertation est prêt. Au final, le décret risque tout de même de hâter la fin des plus fragiles, au moment où ouvre un pôle de loisirs, commerce et restauration à l'orée du centre-ville, au bord d'un ancien bassin portuaire, loin de la plage.
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L'HÔTELLERIE n° 2643 Hebdo 9 Décembre 1999