Périmètre protégé à Lille
La définition du périmètre de protection à l'intérieur duquel un établissement de nuit ne peut être exploité pose bien des problèmes d'interprétation. Saga d'une ouverture à Lille.
C'est une cave à voûtes,
piliers et briques superbes, à près de six mètres de profondeur, autrement dit hors de
portée des oreilles en surface et a fortiori aux étages. Vaste, très vaste, 1 200 m2
disponibles dans les locaux d'une ancienne brasserie artisanale en plein Lille, à l'angle
d'une rue donnant sur le boulevard Victor Hugo. Si vaste que l'espace peut être segmenté
en territoires différents selon les goûts des clients. Plutôt bar pour les uns, plutôt
piste pour les autres, plutôt salon moins bruyant pour d'autres encore. La Touraille a
trouvé une clientèle variée. Pas d'autre critère de sélection que la présentation
générale et "l'état de santé" (essentiellement l'absence de trace
d'ébriété) précise le patron à l'entrée. C'est un lieu bien placé à quelques
minutes à pied de la récente faculté de droit, auprès de laquelle s'est d'ailleurs
installée une autre grande discothèque, suffisamment proche du métro, disposant de
places de parking à distance raisonnable. Avec ces deux établissements, Lille peut à
présent résister au tropisme belge.
Mais la naissance a été laborieuse. Plus encore, homérique. La Touraille disposait donc
de beaucoup d'atouts. Unique associé de cette EURL, Dominique Bianchi, jusqu'alors
vendeur et dépanneur de télévisions, y a investi en 1997-1998 quelque 6 MF. Le
propriétaire des murs (1 MF), les brasseurs (1,20 MF) et d'autres fournisseurs
(décoration, climatisation et désenfumage pour plus de 2 MF) pour ne citer qu'eux, ont
fait l'avance des installations, certains qu'ils étaient du succès de l'affaire. En
février 1996 commencent les études, en novembre les gros travaux. Fin 1997, pour éviter
une installation intempestive bruyante en raison de la mitoyenneté et faire un peu de
trésorerie en attendant, Diminique Bianchi acquiert et aménage à peu de frais une
sandwicherie qui ne paie pas trop de mine, La Fringale, ouverte en novembre. De démarches
administratives en travaux, de remises en cause en travaux complémentaires, on arrive en
mai 1998, à une semaine de l'inauguration.
C'est alors que commence une incroyable saga. Une semaine avant l'ouverture programmée le
19 mai, la commission de sécurité visite, fait ses recommandations, qui, assure
Dominique Bianchi, sont suivies. Mais le jour dit, un car de CRS empêche l'ouverture pour
cause de non-conformité aux normes de sécurité. Dominique Bianchi veut tout de même
ouvrir l'établissement en engageant sa responsabilité personnelle, mais n'obtient pas
l'autorisation municipale d'exploiter. "Nous exécutons ensuite des travaux
symboliques, nous transformons en parois coupe-feu une partie du bâtiment assez
éloignée de la discothèque elle-même", rapporte Dominique Bianchi. La
commission de sécurité revient, et l'ouverture, avec l'autorisation ferme de la Mairie,
a lieu le 20 juin 1998. L'ouverture est suivie de descentes de police multiples, puis le 4
juillet, c'est la bonne. Une équipe musclée de la police nationale fait fermer
l'établissement pour vente illicite d'alcool. La licence IV, est-il expliqué, n'est pas
applicable. La porte de l'établissement, alors située sur le boulevard Victor Hugo se
trouve à moins de 75 mètres de l'hôpital pour enfants Saint-Antoine, un établissement
protégé (voir encadré).
"Si on me l'avait dit..."
La distance, mesurée par un huissier et un géomètre expert, entre l'entrée de
l'hôpital de l'autre côté du boulevard et celle de La Touraille n'est pas
réglementaire. Mais en l'occurrence les autorités mesurent non la distance de porte à
porte, mais la distance sur le même trottoir depuis la porte de La Touraille jusqu'au
droit de l'entrée de l'hôpital située en face. C'est le côté d'un triangle, au lieu
de la diagonale. Résultat : 48 mètres. Il semble que la question soit traitée de façon
très variable selon les lieux, dates et climats. Pour limiter les dégâts, à la
rigolade générale, Bianchi rouvre et sert de la limonade. Mais il est assigné en
correctionnelle le 25 septembre 1998 pour "non dépôt en temps et en heure de la
demande de licence IV (art L 31-22 et 52 du Code des débits de boissons)".
Surprise. Bianchi apprend alors que sa demande de licence, qu'il prouve avoir transférée
au bureau du procureur le 26 novembre 1996 avait fait l'objet d'une décision (non
notifiée) le 5 mai 1998, et d'un avis (jamais parvenu) le 19 mai, jour de l'ouverture.
Seize mois de traitement pour ce dossier, et une décision qui arrive par le plus grand
des hasards le jour même de l'ouverture, tous investissements réalisés ! "Si on
me l'avait dit à temps, je n'aurais pas ouvert", commente-t-il sobrement. Il est
condamné le soir même avec fermeture définitive de l'établissement, pas du tout pour
le motif signifié en assignation, mais sur la base de l'article L 49 du Code relatif aux
zones protégées. Une action en référé demandant la suspension de fermeture pour
charges de familles et fournisseurs en souffrance est rejetée en décembre. Bianchi fait
auparavant appel de la décision de fermeture. Il ronge son frein à La Fringale, aidé de
son gendre Stéphane Descamps qui partage ces mauvais jours avec lui depuis le début. Et
ils préparent leur réplique. Ce sera, moyennant encore quelques investissements
supplémentaires, le transfert de la porte d'entrée du boulevard Victor Hugo à la rue
Kuhlmann, qui fait l'angle. C'est chose faite le 28 mars 1999 avec une nouvelle tentative
d'ouverture, et un avis favorable de la commission de sécurité produit le 26 mars. Dès
lors, plus de problème de périmètre de protection ? Que si ! Procès-verbal, message de
l'autorité indiquant que c'est le lieu dans son ensemble qui est frappé d'interdiction,
et que Dominique Bianchi risque une peine de prison à vouloir aller contre la décision
du tribunal correctionnel. La mairie, de nouveau consultée pour une demande
d'autorisation d'exploiter oppose d'abord un refus catégorique à la demande de transfert
de l'autorisation précédente. Mais le vent politique semble tourner. Le maire de la
ville, Pierre Mauroy lui-même passe par-dessus ses services et signe l'autorisation. La
Touraille ouvre à nouveau le 2 avril.
Relaxe et exploitation
A l'intimidation, la police est à la porte, Mœurs et Criminelle au coude à coude.
Mais, conseillé par son avocat Me Frank Berton, Bianchi et son fils ne cèdent pas. Il
n'y aura pas de comparution immédiate suivie d'incarcération, comme la menace en avait
été proférée. La Touraille reste ouverte et fonctionne normalement depuis. Le 14
octobre dernier, la cour d'appel de Douai prononce la relaxe de Dominique Bianchi. Le
parquet de Douai avait demandé l'annulation pure et simple des poursuites. Pour Stéphane
Descamps, tout n'était qu'intimidation et lutte d'influence depuis le début. "En
fait, on nous a laissé faire tant que personne ne croyait à l'ouverture. Quand on nous a
vu aller jusqu'au bout, le parti des contre s'est mobilisé." Ce quartier
tranquille sans doute, déjà ébranlé par l'arrivée des étudiants d'un côté, et
l'évolution du secteur de Wazemmes, en quelque sorte le quartier des halles de Lille, de
l'autre, voulait-il préserver sa paix ? Mystère ! En attendant, l'hôpital Saint-Antoine
n'est pas maltraité. Les clients sont là, et compte Dominique Bianchi, le chiffre
d'affaires conséquent permet de payer les charges courantes et une partie des arriérés
dus aux fournisseurs et investisseurs, qui ont patienté. L'exploitant devra encore
attendre avant de faire fortune. Mais une cave en déshérence a trouvé un emploi
économique de taille respectable.
A. Simoneau
Stéphane Descamps à gauche et Dominique Bianchi son beau-père, exploitant de la
Touraille. Il a fallu déplacer la porte dans la rue adjacente au boulevard interdit.
Le bar et l'une des pistes de danse. 1 200 mètres carrés, six mètres sous le
sol, et une superbe cave voûtée, issue d'une ancienne brasserie.
Comment apprécier la distance ?Toute la difficulté réside dans le mode de calcul de l'étendue de la zone de
protection. Le préfet a compétence pour fixer localement la règle. Les différences
sont importantes d'un département à l'autre. Quelquefois, le préfet choisit de
discriminer suivant la taille de la commune. Et l'arrêté préfectoral peut être
modifié d'une année à l'autre. Plus difficile encore, la jurisprudence varie quant au
mode de calcul de la distance à respecter. Dans certains cas, le calcul s'effectue à vol
d'oiseau autour de l'enceinte de l'édifice. C'est une hypothèse contraignante,
surnommée le "rayon de la mort" pour les débits de boissons. Dans d'autres
cas, le calcul est effectué selon le chemin que doit effectuer un consommateur (on ne
précise pas s'il marche droit) de la porte du débit à la porte de l'établissement
protégé. |
Gare aux zones protégéesLa fin heureuse de l'affaire de La Touraille ne doit pas faire oublier l'attention à porter à l'implantation d'une licence IV hors des périmètres protégés. La notion de zones protégées remonte à la loi du 17 juillet 1880, qui créait des "cordons sanitaires" autour des églises, écoles etc.., dans lesquels on ne pouvait ni transférer ni ouvrir un débit de boissons. L'article 49 du Code des débits de boissons donne la liste des établissements
protégés en précisant que cette énumération est limitative. Il s'agit des : |
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L'HÔTELLERIE n° 2650 Hebdo 27 Janvier 2000