Grandes manuvres dans la brasserie
Au nom de la libre concurrence, le principe du contrat de brasserie est contesté par l'Union européenne. D'autre part, rien ne semble s'opposer à la concentration de l'offre, c'est-à-dire à la réduction de la concurrence dans chaque région du globe. A moins qu'un big bang ne bouleverse l'intégration de la distribution patiemment mise en place pays par pays par les grands brasseurs.
Nous avons eu très peur. Il s'en est fallu de peu pour que le marché français de la bière vendue en CHR ne soit dominé par un seul acteur, si Heineken avait repris Kronenbourg, ou par deux à la rigueur, si Interbrew avait accepté la montée des enchères. Le 20 mars dernier, Danone annonçait son désengagement progressif mais complet à terme rapproché du métier de la brasserie. Après avoir cédé au catalan Mahou ses intérêts dans les brasseries San Miguel en Espagne, Danone lâchait le gros morceau, Kronenbourg, au Britannique Scottish & Newcastle (S & N). Ce dernier paye très cher (18 milliards de francs) son accession au second rang européen, le quatrième mondial, aux dépens du Belge Interbrew rétrogradé aux troisième et cinquième rangs. Mais Danone lui a concédé des "facilités de paiement", en acceptant d'abord une participation au capital, qui pourra être vendue plus tard. Heineken est resté très discret sur ce dossier, mais a sans doute été consulté. Le baron Paul De Keersmaeker, président du conseil d'administration d'Interbrew, a brièvement commenté l'événement, en indiquant qu'à ce prix, l'opération n'était pas "créatrice de valeur" pour l'actionnaire. Mais le 25 avril à Bruxelles, le président belge, quelques mois après avoir démenti ouvertement les rumeurs d'entrée en bourse d'Interbrew au nom des familles propriétaires, annonçait, au contraire, l'entrée sur le marché de sa compagnie. L'affaire belge prend place pour la suite de la "consolidation".
Les premiers gagnent en part de marché
S & N, qui dépasse désormais les 50 millions d'hectolitres au monde, est leader en
Grande-Bretagne et en France avec 40 % du marché total (un tiers environ en CHR), pour
quelque 35 milliards de francs de chiffre d'affaires, mais reste très européen.
Heineken, après les rachats de Fischer et Brasserie de Saint-Tomer en France, Cruzcampo
en Espagne, Brewpole en Pologne, est un groupe mondial, de loin le premier au niveau
européen (près de 70 millions d'hectolitres dont 20 millions pour la seule marque
Heineken) et le second de la planète derrière l'Américain Anheuser Busch (140 Mhl).
Interbrew, petit troisième en France, est leader en Belgique, second au Canada et solide
outsider aux Etats-Unis. Le Belge s'est fait une spécialité des pays émergents (Europe
de l'Est, Asie, Amérique latine) qui représentent aujourd'hui la moitié de ses ventes.
Les Américains Anheuser Busch, Miller, Coors, les Japonais Kirin et Asahi, l'Australien
Foster ou le Mexicain Modelo, malgré leur gigantisme, sortent encore relativement peu de
leurs bases régionales. Les grandes manuvres ne sont donc pas terminées, puisque
nous vivons dans un monde paraît-il "global". Prochaine affaire à vendre en
Europe, le Britannique Bass intéresse Heineken et les Américains. Les brasseries
allemandes et scandinaves ne resteront pas éternellement à l'écart du mouvement. Dès
à présent, les cinq premiers représentent près du tiers du marché mondial, et ce
n'est pas fini.
Entre marteau et enclume
Face à ces géants, comme le bistrotier se sent petit, surtout s'il débute dans le
métier ! Or il se trouve au cur du problème. Si les augmentations de volume se
font aujourd'hui (particulièrement en France) dans les marchés "mûrs" en
grande distribution et par les spécialités, c'est encore au bistrot que le brasseur
réalise ses meilleurs profits. Un véritable fleuve de cash-flow, lié en Europe à trois
phénomènes : la propriété des murs de pubs, bistrots et autres tavernes (en Europe du
Nord et Centrale), l'intégration d'un réseau de distribution dominant (c'est le cas de
la France), et la pratique du financement des installations. Même si le mariage du zinc
et de la bière par contrat est souvent décrit comme malheureux, il a donné un résultat
dont d'autres industries alimentaires se contenteraient bien. Or c'est le divorce qui est
aujourd'hui programmé, sauf conciliation de dernière minute. Programmé par Bruxelles,
qui veut interdire le contrat d'obligation nouveau à tout brasseur détenant plus de 30 %
de son marché local. Il est programmé aussi par les brasseurs qui, sous la pression de
la grande distribution, réduisent leurs coûts, se concentrent, ferment des usines en
Europe, investissent dans les pays émergents, et financent tout cela en vendant leurs
murs de CHR et leurs activités hôtelières. S & N met Center Parcs en vente, vend
des lots de pubs les uns après les autres, et si Bass est repris par un brasseur, ce
dernier vendra sans aucun doute le portefeuille de marques Holiday Inn. A la situation
"bétonnée" de la distribution obligée pourrait succéder une plus grande
liberté de choix, une guerre des prix au profit des CHR mais surtout au profit du
consommateur, mais au détriment de la marge des brasseurs. Les bistrotiers devraient
cependant se débrouiller seuls pour financer leur développement face aux clients, aux
fournisseurs, aux banques. Le résultat serait alors une sélection impitoyable sur un
marché global français au mieux stagnant. Malheur aux faibles, et vive les meilleurs !
Le bistrot deviendrait une entreprise comme les autres face au consommateur. Pour le
moment, la position officielle des brasseurs européens et de l'association européenne
Hotrec (Confédération des associations nationales d'hôtels, restaurants, cafés et
établissements similaires de l'Union européenne) est de défendre le
"partenariat". Mais en réalité, tout se passe comme si les brasseurs avaient
tourné la page pour le siècle à venir.
A. Simoneau
Paul De Keersmaeker, président d'Interbrew, et Hugo Powell, directeur général. Le
groupe vient d'acquérir Whitbread, 4e brasseur britannique. Whitbread va toutefois
conserver les rênes d'Heineken sur le marché anglais.
L'Europe brassicole "tient au partenariat"La position de la CBMC, l'association des brasseurs européens, n'a pas varié
depuis mars 1998. Les brasseurs européens produisaient à cette date 320 millions
d'hectolitres, soit 25 % de la production mondiale, dont 45 % vendus hors domicile. 1,340
million de bistrots, pubs, bars, etc... vendent 135 millions d'hectolitres de bière par
an, et emploient 2,265 millions de personnes, patrons et salariés. Le contrat de
brasserie est toujours couvert, faute de mieux juridiquement par le règlement
communautaire n° 1984/83, expiré en principe fin 1999. CHR/domicile : de gros écarts, le café perd du terrain |
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L'HÔTELLERIE n° 2669 Hebdo 8 Juin 2000