Petite-fille d'Eugénie Brazier, figure emblématique de la cuisine lyonnaise ; fille de Gaston et Carmen Brazier qui tinrent solidement les rênes du restaurant de la rue Royale où elle se retrouve aujourd'hui, Jacotte Brazier pouvait-elle échapper à son destin ? Pas certain. Même si elle admet volontiers que jusqu'à l'âge de 18 ans, elle n'avait pas la moindre idée de son avenir professionnel.
Après des études «moyennes», Jacotte a pourtant choisi d'embrasser la carrière, et d'aller faire un petit tour à l'Ecole hôtelière de Lausanne. «Mes parents ont trouvé l'idée pour moi, et je peux leur en être éternellement reconnaissante», dit-elle aujourd'hui.
Lausanne donc de 1962 à 1964, en prélude à un parcours dans l'hôtellerie suisse et un inéluctable retour au bercail en 1971, lorsqu'il s'avéra que la maladie de son père lui serait fatale...
Gaston Brazier, victime d'un accident cardiaque en 1974, Jacotte s'est donc retrouvée aux commandes de la vénérable maison, associée à sa mère -toujours là à 81 ans-, et à sa sur Anne-Marie.
Problème que ce trio de femmes aux commandes ? «Absolument pas. Et lorsque nous avons demandé à Paul Bocuse ce que nous devions faire, il nous a répondu sans hésitation qu'il fallait continuer. Ma grand-mère était encore dans l'ombre (NDLR : elle est morte en 1977). Beaucoup de clients pensaient d'ailleurs que ma mère était sa fille tellement elle s'est investie dans l'affaire. Bien sûr, ce ne fut pas facile tous les jours, mais je n'ai jamais senti la moindre discrimination à notre égard. Sans doute parce que nous avions la chance d'avoir une belle image à Lyon, et que nous avions pu garder en cuisine René Laveille, le chef de mon père.»
Une longue intégration
Si Jacotte Brazier fut admise sans le moindre problème dans la «grande famille», l'intégration fut beaucoup moins évidente pour Elisabeth Denis. Au piano depuis une vingtaine d'années, elle ne revendique aucun passé culinaire familial, mais un parfait parcours d'autodidacte...
«J'ai été influencée par mon mari dont la mère et la grand-mère avaient été cuisinières dans des maisons bourgeoises, mais aussi par les cours de cuisine de Michel Guérard à la télévision. Avec lui, tout semblait tellement facile, que nous avons choisi de nous lancer.»
Au début des années quatre-vingt, Daniel abandonne son poste de commis d'agent de change et Elisabeth renonce à son parcours dans la décoration. Exit Paris, cap sur Châtillon-en-Diois dans la Drôme, où le couple rachète une pizzeria transformée peu à peu en restaurant gastronomique.
Il est en salle, elle se met au piano avec bonheur puisque les guides gastronomiques -le Bottin Gourmand le premier en 1987-, ne tardent pas à signaler le talent de ce couple atypique au parcours peu commun...
«A partir de là, tout est allé assez vite, mais auparavant, je me sentais un peu perdue. Personne ne m'avait véritablement tendu la main, et j'ai pris contact avec l'ARC parce que je me sentais un peu découragée.»
Les guides, un petit coup de pouce de Michel Chabran qui l'associe à la réalisation d'un livre de recettes : Elisabeth Denis goûte à la reconnaissance professionnelle, et se sent définitivement dans son élément.
«Je pense que le milieu est un peu misogyne, mais il faut en prendre son parti. Aujourd'hui encore, ce n'est pas toujours facile pour une fille d'entrer en cuisine, mais les données changent lorsque l'on est son propre patron. Je dois cependant reconnaître que dès mon arrivée à Lyon en 1990, j'ai été tout de suite intégrée.»
Membre des «Toques Blanches Lyonnaises» comme Jacotte Brazier -mais elle est la seule femme au piano-, Elisabeth Denis n'a jamais ressenti comme un handicap d'être femme. Pas davantage que Jacotte Brazier d'ailleurs, qui elle, n'a jamais souhaité rester en cuisine.
Garder sa féminité
«J'ai assuré un intérim d'un mois, mais je ne voyais plus mes clients. Or, c'est le contact avec eux qui me plaisait, et m'a permis de me réaliser pleinement dans mon métier», dit-elle.
«Je crois que c'est avant tout une question de caractère, poursuit Jacotte. En salle ou en cuisine, une femme ne doit jamais perdre sa féminité, et lorsque l'on est chef d'entreprise, il faut exiger d'être traitée comme tel. J'ai hérité de la grande g... de ma grand-mère qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, mais je crois que ce genre de tempérament plaît aussi aux hommes.»
«Mon mari a joué un rôle de tremplin, et notre complémentarité a fait le reste», avoue Elisabeth Denis «complice» de Daniel depuis 31 ans !
Seul point noir qu'elle admet volontiers, leur vie de famille a souffert de leur commune passion pour leur affaire. «Cela n'a pas tellement joué pour nous, mais davantage pour notre fille. Elle a 29 ans et vient seulement de nous rejoindre au restaurant après avoir longtemps fait un rejet de ce métier.»
«Je n'ai peut-être pas eu une vie affective très remplie, admet Jacotte Brazier. C'est certain que je l'ai sacrifiée à l'entreprise, mais c'est un choix délibéré.»
«Je crois que mon mari aurait aimé que nous ayons un deuxième enfant, mais c'était difficile en travaillant comme nous le faisons. Alors sans doute que notre vie de famille a été sacrifiée», remarque à son tour Elisabeth Denis.
A l'heure du bilan pourtant, pas davantage l'une que l'autre ne regrette sa trajectoire et son choix de vie. Elles insistent pareillement sur le charme de leur métier, et à l'heure de l'embauche jouent volontiers la «carte femme».
«Il n'existe chez nous aucune discrimination. C'est vrai que certains se refusent à prendre des filles en cuisine, alors si je peux le faire, je le fais», dit Elisabeth Denis qui s'est attachée à former sa seconde, Samira Khouzimi.
«De plus en plus de filles font ce métier et le font bien, ce qui n'était pas forcément le cas il y a une dizaine d'années, explique Jacotte Brazier. Il existe une sorte de tradition chez nous-elles sont actuellement trois dont une en cuisine-, et embaucher des femmes ne nous a jamais posé le moindre problème. J'estime qu'elles sont souvent beaucoup plus motivées que les hommes et font preuve de moins d'absentéisme. On sent qu'elles n'ont pas choisi ce métier par hasard.» *
Elisabeth Denis, parfaite autodidacte.
A Lyon, dès
les années vingt, les mères Brazier et Fillioux ont montré la voie.
(fresque du restaurant Paul Bocuse).
Jacotte
Brazier, digne
héritière de la Mère
Brazier.
* La Mère Brazier, rue Royale à Lyon
Créé en 1921
CA 95 : 3,8 MF (HT) pour 11.440 couverts à 350 F de TM (TTC).
«Si le CA est en baisse depuis 4 ans, les résultats sont équilibrés depuis cette période. C'est un choix de limiter le nombre de couverts par service (60 pour une capacité de 100 places) en fonction du nombre de salariés (de 20 à 11 depuis 1993)», dit Jacotte Brazier qui assume son secrétariat depuis 1993. «Là encore, il s'agit d'un choix délibéré.»
* La Romanée, rue Rivet à Lyon
Créé en 1990
CA 95 : 2 MF (HT) avec 45 couverts/jour à 210 F de TM (TTC)
«Les résultats sont en hausse de 12 à 15% tous les ans. Compte tenu du petit nombre de salariés (4 et 2 apprentis), nous nous limitons à 30 couverts/service et une petite salle reste inemployée», explique Elisabeth Denis qui affiche complet tous les soirs (deux jours de fermeture hebdomadaire et cinq semaines par an).
L'HÔTELLERIE n° 2477 Magazine 3 Octobre 1996