Préférant être le premier derrière le comptoir que le second sur la planète IBM, il abandonne la grandeur informatique pour la servitude culinaire. L'ouverture de L'Auberge Express, rue de la Boétie à Paris, manque de 4 jours la fête nationale de l'an de grâce 1957, mais c'est tout de même une autre révolution qui s'annonce.
Les temps sont difficiles. Ils le seront toujours. Mais entre deux plateaux servis à 600 clients à l'heure et débarrassé à 120 pas minute au compteur, l'inventeur de la grande cuisine toute simple découvre les chiffres et les formules de la potion magique qui va faire exploser la nouvelle restauration française. En 1959, il entre en restauration d'entreprise comme on entre en religion. La mission est moralisatrice. Il faut servir social, chasser les marchands de soupe de la cantine. Et comme le profit est la morale de l'entreprise, ne pas oublier de le prévoir au menu après fromage ou dessert. Patrons et syndicats n'avaient jamais entendu pareil langage. Ils s'y habitueront.
Mais chez le Rastignac du four et de la plonge, l'innovation n'est pas seulement dialectique. Elle est aussi stratégique. Il a compris que son nouveau métier est une industrie lourde qui a besoin d'une logistique forte. Dès ses premiers pas, il se dote d'une centrale d'achat, Scapa, dont les fourberies entreront dans le folklore borélien ; et d'un bureau d'études, Seor, qui doit faire de chaque projet le point de départ d'une chaîne.
Premier coup de maître
Pour ses coups d'essai, Jacques Borel avait réussi à déranger le monde du bistrot et
des popotes. En 1961, pour son premier coup de maître, il va déranger la France.
Dans la mare du bifteck frites à la gauloise, il lance le pavé de viande hachée du
Wimpy made in London. Une idée qui, 30 ans après, fera de McDonald's le premier
restaurateur de France. Mais qui, au début des années 60, était un outrage aux bonnes
moeurs et un acte de haute trahison gastronomique.
Fort de ses intuitions géniales et prématurées, l'homme par qui le scandale était
arrivé sur nos tables venait de gagner son galon d'ennemi public numéro un. Il ne s'en
débarrassera ni ne s'en souciera jamais.
Le chemin de croix de Jacques Borel est parsemé de miracles. Comme celui de la
multiplication des tickets-restaurant. D'une idée britannique, originale, mais
paresseusement exploitée, l'entrepreneur dont le nom et la moustache sont désormais
tombés dans le domaine public, va faire un best-seller de business-fiction.
Transformer la monnaie sonnante et trébuchante des tiroirs-caisses en vignettes de
vulgaire papier, n'était certes pas une idée forte de la culture auvergnate. C'est
pourtant avec l'accord d'une profession subjuguée par son art de vendre qu'il la
concrétise en 1961. Un cas d'anti-marketing inégalable qui en dit long sur la rage
d'entreprendre et l'inconscience de l'impossible qui caractérisent le personnage.
C'est en 1964 qu'arrive la première crise de croissance. Elle est déclenchée par un second miracle : celui de la multiplication des fonds. L'éléphant Biard, roi de la jungle des brasseries parisiennes, propriétaire de 48 des plus prestigieux emplacements de la capitale, est avalé tout cru. On attend la fin tragique d'une digestion financière irréalisable. Mais la chronique d'une mort annoncée se transforme en vaudeville. L'oncle d'Amérique est arrivé.
Pour ce petit Français, plus yankee que nature, tonitruant et irrespectueux,
prestidigitateur en chiffres et lettres, Peter Grace éprouve une sympathie immédiate qui
se révélera, quelques années plus tard, une excellente affaire.
Réconcilié avec l'establishment par l'apport du conglomérat américain, Jacques Borel
peut alors quitter le chemin du succès pour l'autoroute de la gloire...
L'autoroute de la gloire
En 1969, il inaugure ses premiers restaurants à Venoy et Assevillers et prend une
option pour l'avenir autoroutier au moment où ses compatriotes parient encore sur la
suprématie du plus beau réseau routier du monde.
Un acte de lèse-chauvinisme qui va déchaîner l'hostilité d'une opinion publique qui
n'aime pas les gagnants. Mais contre vents et marées, l'irrésistible ascension se
poursuit. Les années 70 commencent en fanfare. La division Borel atterrit sur l'aéroport
de Nice, progresse sur les nouveaux réseaux autoroutiers des Alpes et de l'Ouest, envahit
les galeries des centres commerciaux. La création de la Centrale de Remboursement fait du
titre-restaurant une institution nationale.
Et nul moins que lui ne se sentant prophète en son pays, il décide de jouer l'Europe.
Coup sur coup la Belgique, l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, le Portugal lui ouvrent leurs
portes. Jacques Borel International est né.
La Bourse fait à l'enfant prodigue un accueil triomphant. L'action atteint des hauteurs
qui n'ont d'égales que celle de la Tour qui, à Montparnasse, va symboliser la vision
d'un développement planétaire.
Ce sont les années des grands équilibres opérationnel, géographique, financier. La croissance annuelle, compteur bloqué à 50%, s'assagit. L'heure semble à la consolidation. Mais dans un ciel au beau fixe, est apparu un petit nuage qui annonce la foudre. Sur l'aire autoroutière de Saint-Albain, le premier hôtel à l'enseigne Jacques Borel, est venu au monde.
L'entreprise affronte la crise de l'énergie avec le vent en poupe. Le succès international assure la progression des ventes et en 1974, le profit culmine à 16 millions de francs.
Le nouveau challenge est la transformation de la crise en opportunité. Une formule gagnante dont Jacques Borel a le tort d'abuser. Dans les activités traditionnelles, la gestion maison fait merveille. Mais le poids des investissements et des pertes de l'hôtellerie, financés par la liquidation progressive de la dot des Cafés Biard reconvertie en fast-food, grillade ou self-service, est de plus en plus lourd.
Un rêve de 1.000 hôtels
Devant l'obstacle, Jacques Borel a le choix entre la dérobade et le grand saut. Du bas de sa minichaîne de 11 unités, un rêve de 1.000 hôtels le contemple. Il en fait un projet qu'il lance sans complexe. C'est le scénario catastrophe d'un drame en trois actes : une méga-augmentation de capital de 100 millions de francs, un élargissement de la majorité et la prise de contrôle de Sofitel.
En regroupant 32 hôtels, il crée en Europe continentale, la première chaîne 4 étoiles. Mais du même coup, il perd la sienne. Et pour soigner cette grande malade, il ne peut plus compter sur l'ami Peter qu'il a rendu riche et minoritaire, en organisant, lui-même, le transfert du pouvoir à un milieu institutionnel qui n'est pas le sien.
Commence alors une fuite en avant ponctuée par l'annonce de projets hôteliers géants dans des zones à risques et de quelques bonnes nouvelles comme celle d'un débarquement discret au Brésil qui se transformera, quelques années après, en marche triomphale.
En 1976, Jacques Borel découvre la perte. Un incident de parcours qui peut arriver à tous les entrepreneurs, sauf à ce tribun intarissable qui, pendant 20 ans, en a proclamé tous les vices. Et l'effondrement du cours de l'action donne le signal du règlement des comptes. A celui qui l'a toujours accusé de ne pas savoir résister à un profit à court terme, la banque donne le coup de grâce.
Le coup de grâce
A l'issue d'un entretien de quelques minutes, Jacques Borel est renvoyé à la case départ, à un continent près. Interdit de séjour partout où les laquais de sa marque ont déposé leur table, il choisit un terrain d'exil à la dimension de ses ambitions intactes : les Etats-Unis d'Amérique.
Pour l'entreprise qui garde la raison sociale, mais abandonne l'enseigne, commence un purgatoire de cinq années. Sur le terrain, les grognards organisent la résistance. Mais l'intendance, croulant sous le fardeau des frais financiers et des pertes hôtelières, ne suit plus.
Pour enjoliver le bilan, commence la braderie des bijoux de famille. En Hollande, au Portugal, la retraite sonne. La restauration, trop diversifiée et dispersée, manque le rendez-vous des enseignes fortes qui déferlent. La concurrence rattrape son retard sur les marchés internationaux. Il est temps d'équiper le navire, d'un commandement de choc. En 1981, Paul Dubrule et Gérard Pélisson qui, sur un tracé parallèle, ont porté l'hôtellerie française au podium mondial, décident de faire des heures supplémentaires en se partageant Conseil de surveillance et directoire de Jacques Borel International.
Ils y découvrent plus de mille restaurants de collectivités, 140 restaurants publics, 145 millions de tickets-restaurant émis dans 10 pays et quelques centrales d'achat. Quant aux hôtels Sofitel-UTH, ils leur ont été cédés l'année précédente et sont déjà sur orbite Novotel.
Le fabuleux héritage de Jacques Borel ne pouvait pas tomber en de meilleures mains. L'heure d'Accor a sonné.
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L'HÔTELLERIE n° 2500 Hebdo 6 Mars 1997