9 heures. Gérard Margeon a revêtu sa tenue de sommelier
pour nous recevoir. Il s'excuse pour l'agitation qui règne momentanément dans le bar
mais une télévision étrangère se prépare à filmer la salle du restaurant. Gérard
Margeon n'est pas seulement chef sommelier, il manage l'équipe, veille à la vie de
l'établissement. Quelques ordres à donner, un aller-retour en cave, l'interview va
pouvoir commencer.
L'homme est originaire de Beaune mais il n'a pas été élevé dans le milieu
vini-viticole.
En revanche, plusieurs membres de sa famille sont dans la restauration et c'est tout
naturellement qu'il entreprend un CAP puis un BTH. A l'époque où il fait ses études, la
mention sommellerie est à peine existante. Et c'est sur le terrain qu'il va
véritablement faire ses armes. Premier souvenir : "Quand j'ai fait mon stage à
l'Hôtel de la Cloche, je me cachais pour déguster. Normalement, je n'avais pas accès au
vin." Son temps libre, il le passe à découvrir les vignobles de Bourgogne. Le
virus est entré. Gérard Margeon se donne la sommellerie pour objectif. Au cours des six
mois qu'il fera ensuite à Tignes, il va en profiter pour se familiariser avec la
roussette et la mondeuse. Il traverse aussi les Alpes pour s'initier aux productions
helvétiques.
En 1982, le voici à Biarritz où il fait l'ouverture du Miramar. "J'entre alors
dans le vif du sujet en créant de toutes pièces la carte des vins." Ses jours
de repos : Bordeaux, de château en domaine. "J'ai visité le vignoble de long en
large et j'étoffais ma carte en fonction de mes déplacements. Au début, j'ai été
très graves puis je me suis pris de passion pour le Libournais".
Etapes suivantes : le Sud-Ouest, irouleguy, buzet, cahors, madiran... puis l'Espagne et le
Portugal. La carte du Miramar comprenait des vins de la région de Porto à faire pâlir
de jalousie quelques vignerons de l'Hexagone.
De passage au Château d'Artigny, Gérard Margeon se penche sur l'évolution des
montlouis, touraine, anjou, etc. "J'ai volontairement travaillé dans différents
établissements afin d'apprendre le vin. La seule région viticole française dans
laquelle je n'ai pas travaillé, c'est l'Alsace".
Trois cartes au Méridien
Quand Gérard Margeon s'attaque à un vin, il commence par une balade dans le vignoble.
"C'est très important de savoir comment la vigne est traitée, cultivée. C'est
toujours instructif sur l'état d'esprit du producteur". Puis il se promène dans
les chais et termine par deux dégustations : une avec le vigneron, l'autre seul. "Les
deux sont complémentaires". Il ajoute : "Je suis très attaché au
relationnel qu'il peut y avoir entre le vigneron et le sommelier. La qualité du vin est
une chose, mais je dois aussi avoir confiance dans le viticulteur."
En 1990, à la tête des trois cartes des vins du Méridien Montparnasse (restaurants
Montparnasse 25 et Justine, carte des banquets), Gérard Margeon perfectionne ses
connaissances hexagonales, parcourt l'Allemagne, le Luxembourg, l'Autriche et les
Etats-Unis. "On m'avait donné de gros moyens pour réaliser mes cartes. De toute
façon, il ne fallait pas qu'il y ait la même référence sur deux cartes. La carte des
banquets est quelque chose d'assez dur à gérer. Il faut faire attention aux trop pleins
de fin d'année et que faire quand on vous demande un même vin pour 500 personnes dans
les dix jours ? C'est une approche très spécifique du vin et des stocks".
Pas de période d'essai
"Gérard, le téléphone pour toi, c'est Monsieur Ducasse !" Quand
Gérard Margeon reçoit l'appel, il pense que c'est le maître de chais du Château
Lagrange. Surprise. C'est Alain Ducasse en personne.
Il lui annonce qu'il vient de lui envoyer un billet d'avion et un autre d'hélicoptère
pour venir le week-end suivant à l'Hôtel de Paris. "Il me dit : je veux que tu
sois mon sommelier à Monaco et si tu acceptes, il n'y aura pas de période d'essai."
Etre bon tout de suite ou rien.
Seule période accordée à Gérard Margeon : quelques semaines de réflexion avant de
dire oui (valises en main) ou non. C'est oui.
"Alain Ducasse voulait que je donne un souffle nouveau à la carte des vins.
Monaco, c'est un univers à part. Il y a la personnalité du lieu, des gens. Et une cave
exceptionnelle, creusée dans la roche au siècle dernier. A l'intérieur : 380.000
bouteilles avec des vins qui remontent au XVIIIème siècle et des eaux-de-vie du 1er
Empire toujours en fûts. Quand je suis arrivé, ce qui m'a le plus frappé, ce sont les
trois années de primeurs de tous les grands châteaux du Bordelais par dix à vingt
caisses. C'était phénoménal." Pensez : 66 millions de francs de stock !
Gérard Margeon sera pendant trois ans à temps complet sur le Rocher. "Ne croyez
pas que ce soit facile de servir des personnes qui boivent du Pétrus à chaque
repas", sourit-il. Immanquablement, notre chef sommelier repart à la conquête
des vignobles proches : la Provence et l'Italie.
Gérard Margeon dans la cave située en sous-sol du restaurant Alain Ducasse. C'est
sur ce coin de table qu'il note, vérifie, déguste... L'antre du sommelier !
Quand Alain Ducasse ouvre la Bastide de Moustiers, dans un esprit très provençal, plus
détendu aussi, Gérard Margeon est chargé de la carte des vins. "Au début, nous
avions cinquante références, nous en sommes aujourd'hui à une centaine." Le
chef sommelier suit également l'ouverture du restaurant Hédiard Paris, dont Alain
Ducasse est alors conseiller .
En mai 1996, c'est l'ouverture du Restaurant Alain Ducasse Paris. L'après-Robuchon du 55
avenue Raymond Poincaré. Carte blanche pour Margeon. "Quand j'ai démarré la
carte, je ne savais pas encore quelle direction Alain Ducasse allait prendre.
Je m'étais habitué à la cuisine méditerranéenne et nous allions nous diriger
maintenant vers une cuisine continentale".
Quand le restaurant est inauguré, les quelques priviligiés n'ont pas la sensation que la
carte est récente tant la maîtrise et le rythme sont présents. Le livre de cave (le mot
carte ne suffit pas) est entièrement écrit à la main et compte tous les grands vins de
la planète, 25 millésimes de Haut-Brion, la seule verticale au monde de Vega Sicilia,
une page entière d'Aloxe Corton... deux tiers des vins américains inscrits sont
introuvables en France ailleurs qu'ici. 1.608 vins sont ainsi répertoriés le jour de
notre rencontre avec Gérard Margeon. 600 vins sont en attente en cave et 45.000
bouteilles à disposition à l'extérieur de Paris. 7 millions de francs de stock en tout.
11 h 30. Gérard Margeon doit nous abandonner. Il doit assurer les préparatifs du
service. Un léger sentiment de frustration nous envahit. La discussion est finie. Si le
parcours de Gérard Margeon est étonnant, la simplicité avec laquelle il parle du vin
ajoute à la dimension du personnage. Alain Ducasse ne s'est pas trompé.
Le livre de cave du restaurant Alain Ducasse est entièrement écrit à la main.
A Paris, la salle du restaurant se trouve au premier étage d'un l'hôtel
particulier. 50 couverts maximum et jusqu'à deux mois et demi d'attente pour une
réservation le soir.
Les restaurants de Monaco et de ParisLe Louis XV : Alain Ducasse Paris : |
L'HÔTELLERIE n° 2568 Magazine 2 Juillet 1998