"Je viens de traverser un orage mais nous
en sommes sortis", admet prosaïquement Suzanne Pic. Chez les Pic, la tempête
est désormais calmée et l'on se prépare à faire face aux échéances.
Désormais à la tête d'une entreprise employant 65 personnes et réalisant plus de 30
millions de francs de chiffre d'affaires, c'est une jeune femme de 28 ans qui a trouvé
ses marques en cuisine depuis septembre 1997.
"C'est surprenant. Quand Jacques entrait en cuisine il n'y avait aucun temps mort,
aucun geste inutile. Je retrouve tout cela chez Anne qui a le même regard que son père
sur les choses. Elle en a étonné plus d'un", dit encore Suzanne Pic,
visiblement "bluffée" par sa fille.
"Tout s'est fait progressivement, explique celle-ci, mais c'est dans la
logique des choses. Je me suis dégagée des problèmes administratifs assumés par David (NDLR
: son mari, entré dans l'entreprise en 1993). Hormis celle de mes produits, la gestion
n'est pas mon domaine et il serait sans doute difficile de m'occuper des deux."
L'Hôtellerie :
Il y a quand même loin de votre formation initiale - des études à l'ISG, l'Institut
supérieur de gestion, puis la préparation
d'HEC -, et votre place aujourd'hui. Est-ce totalement par hasard que vous avez un jour
poussé la porte de la cuisine ?
Anne-Sophie Pic :
J'ai toujours aimé la cuisine. J'ai bien sûr été très influencée par mon père qui
m'avait appris à bien manger et à connaître les produits. Même si je n'ai pas
travaillé avec lui, j'ai souvent partagé ses repas et les réactions qu'il pouvait avoir
sur le métier ressortent aujourd'hui. Je crois que je le comprends de plus en plus et,
même s'il n'est plus là, il reste très proche. Ma vocation, je crois pouvoir employer
ce terme, ne s'est pas révélée avant, peut-être parce que je voulais faire autre chose
que mes parents par souci d'indépendance. Aujourd'hui j'avoue que je me suis moi-même
surprise car je ne pensais pas être si passionnée...
L'H. :
Vous savez pourtant, dans un contexte très particulier et un milieu où il n'y a guère
de femmes, que le parcours ne sera pas évident...
A.-S. P. :
Ici en cuisine, nous sommes une vingtaine et je suis la seule femme. Ce qui m'angoissait
surtout était de me retrouver avec des gens qui avaient parfois vingt ans de métier.
Cela m'impressionnait car, en règle générale, je n'aime pas me sentir en état
d'infériorité. J'avais envie de combler très vite cet écart, et j'ai eu la chance de
me former rapidement. Etant véritablement autodidacte en cuisine, je ne maîtrisais pas
totalement les choses. Maintenant ce n'est plus un problème. J'ai pris sur moi, j'ai
longuement réfléchi à la carte et aux menus, j'ai trouvé des associations de saveurs.
La passion a pris le pas sur l'angoisse et même si j'ai encore tellement à apprendre, je
me sens véritablement épanouie. Je savais que l'on m'attendait au tournant. Je le
sentais et je ne devais pas manquer une cuisson. Comme j'ai beaucoup de fierté et que
j'ai horreur de me tromper, tout est finalement allé assez vite... et ma place auprès de
mes chefs s'est faite tout naturellement.
L'H. :
Votre grand-père André, votre père Jacques ou votre frère Alain qui ont tous dirigé
les cuisines avant vous avaient reçu une formation. Vous êtes autodidacte. Est-ce une
chance ou un handicap ?
A.-S. P. :
Les longues discussions avec mon père m'ont aidée et ont fait office de formation de
base. J'ai appris sur le tas c'est vrai, mais entrer ainsi en cuisine m'a obligée à me
dépasser. On ne peut le faire qu'en étant passionnée. En fait, j'étais acculée et
obligée de lutter.
L.H :
Avez-vous le sentiment que votre réussite en cuisine était l'une des conditions de la
survie de la maison ?
A.-S. P. :
Oui. Tant pour moi que pour l'entreprise... même si ces propos peuvent paraître
prétentieux. Un couple ne peut continuer dans cette maison que si l'un des deux est en
cuisine. Pic n'existe que parce qu'il y a le restaurant qui est depuis toujours le
cur de la maison.
L'H. :
On peut aujourd'hui imaginer que ces derniers mois ont été difficiles avec des choix
précis à faire. Là encore, s'agissait-il d'une survie ?
A.-S. P. :
Encore une fois, oui ! David et moi croyons en notre maison et il nous a semblé
nécessaire de faire certains choix qui correspondaient à la fois à une demande de la
clientèle et à une évolution du marché.
Cela entraînait des investissements et c'est sans doute une forme de pari. Mais sauf à
récupérer la troisième étoile tout de suite, l'avenir de la maison passait par
l'auberge et l'hôtel.
L'H. :
On sait aujourd'hui que ces choix ont provoqué un déchirement familial et le départ
d'Alain votre frère aîné...
A.-S. P. :
C'est vrai, mais cela devenait inéluctable pour sortir d'un état de crise. Travailler
est une chose, mais vivre sans arrêt avec des bruits et des rumeurs est pire que les
actes eux-mêmes. Il fallait couper court à tout ça.
L'H. :
Mais ce départ d'Alain, qui travaillait depuis si longtemps avec votre père, ne vous
fait-il pas peur pour la pérennité de l'entreprise ?
A.-S. P. :
Il ne pouvait pas en être autrement. En 1995 lorsque nous avions échafaudé les premiers
plans de l'hôtel, nous étions déjà en désaccord. Etant les plus jeunes, David et moi
avons proposé de partir mais Alain ne souhaitait pas reprendre l'affaire (1). Même si
j'aime ma maison de tout mon cur, j'étais prête à faire ce sacrifice mais je ne
voulais pas que la maison disparaisse. Aujourd'hui, j'espère simplement que mon frère
souhaite que la maison continue... comme je l'aurais voulu.
L'H. :
Pour 1998, les chiffres seront bons. Comment voyez-vous l'avenir à plus long terme, alors
que vous êtes désormais à la tête de l'affaire ?
A.-S. P. :
Nous avons fait des choix différents, mais nous travaillons avec notre bonne conscience
pour nous. Nous n'avons pas pris le pouvoir pour le prendre, mais pour avancer avec ce que
cela suppose de responsabilités et de soucis. L'avenir c'est de consolider la maison, la
stabiliser et retrouver une certaine régularité. Retrouver une certaine cuisine aussi.
Celle que j'aime, faite de saveurs avec le respect du produit de base. Je travaille sur
des jus courts, des réductions, des assiettes épurées. J'aime travailler les légumes,
composer des accompagnements judicieux qui n'étouffent pas le produit.
L'H. :
L'avenir passe-t-il par ces trois étoiles Michelin qu'en 1973 Jacques, votre père, avait
été si heureux de rendre au sien ?
A.-S. P. :
(Longue réflexion). J'en rêve c'est sûr, je ne peux pas dire le contraire. C'est encore
à notre portée et c'est une motivation pour l'équipe. Nous travaillons bien et
satisfaire la clientèle est déjà très motivant. La troisième étoile serait la
récompense de ce bon travail. C'est dans cet esprit que mon père l'avait obtenue. *
(1) « Je n'ai jamais voulu quitter la maison de mon plein gré. J'y ai été contraint par les circonstances », dit Alain Pic.
"Ma place auprès de mes chefs s'est faite
tout naturellement", dit Anne-Sophie Pic.
La maîtrise du geste et une attention de tous les instants.
Une table à laquelle Anne-Sophie Pic rêve de rendre les trois étoiles...
La vérité des chiffresAu 285 avenue Victor Hugo à Valence, la "maison Pic" c'est aujourd'hui le
restaurant (2 étoiles au Michelin) de 120 couverts (avec une moyenne de 90 clients/jour
et des menus à 340 F au déjeuner, 660 et 890 F pour un TM de 780 F, hors clientèle de
l'hôtel où le TM grimpe à 1 150 F), un hôtel 4 étoiles Luxe de 15 chambres (avec une
clientèle à 80 % étrangère et un TO annuel de 70 % à un PM de 1 000 F) et l'auberge
du Pin (TM 180/200 F). L'ensemble est désormais ouvert 7/7 exception faite du restaurant
gastronomique fermé le dimanche soir. En 1998 - où le résultat sera positif pour la première fois depuis trois ans -, l'estimation est de 33 MF (23 MF pour le restaurant, 3 MF pour l'hôtel et 7 MF pour l'auberge). Y compris les apprentis et les temps partiels, 64 salariés sont employés par la maison Pic. Des projets (réfection de la salle, création d'une boutique et de deux chambres supplémentaires) sont en cours pour 1999.
|
Une si belle maison...L'histoire de la maison Pic débute au sommet de la côte du Pin, dans un petit
hameau entre Saint-Péray et Vernoux dans l'Ardèche. Là où le tramway qui relie les
deux bourgades fait une halte.
|
L'HÔTELLERIE n° 2590 Magazine 3 Décembre 1998