Pour Didier Bordas, l'avenir est à la
cohabitation. Pas celle des politiques, bien qu'implanté au cur d'un département
cher au chef de l'Etat, mais tout simplement celle des boissons, et plus particulièrement
entre bières et vins. Pour cet ancien sommelier de Taillevent, qui, après des études au
LEP de Souillac (Lot), aura servi à la Tour d'Argent, au Grand Vefour et au Pré Catelan,
le Limousin est devenu la terre promise. A 38 ans, une opportunité le fait s'intéresser
à la Taverne du Théâtre de Tulle, ville dont il est originaire, via ses parents
cultivateurs corréziens.
« Il me fallait faire un choix professionnel, confie t-il, entre plusieurs
propositions intéressantes dans des grandes maisons. Mais j'ai découvert cet
établissement, qui était disponible pour cause de retraite, et je me suis dit qu'il y
avait peut-être quelque chose à faire. »
La Taverne, située en centre-ville, fait partie intégrante de l'histoire tulliste de
l'après-guerre. Brasserie, restaurant, bar, l'endroit développe une clientèle
disparate, allant de celui qui consomme le petit noir du matin aux soupeurs des fins de
représentations. Un vaste navire et un vieil outil qui, pour ce champion de France (1983)
des sommeliers, devait pouvoir se trouver d'autres vocations.
« C'était il y a quinze mois, se souvient Didier Bordas. Le prix d'achat
était attractif, mais il y avait des travaux à faire, et l'ensemble était à relooker
intégralement. Quant au concept, je suis parti d'un postulat très simple : rassembler
entre elles plusieurs activités apparemment peu compatibles, comme un restaurant de bon
niveau, une brasserie au service rapide et un bar aux heures de fermeture tardives. »
Avec 700 000 F, sans toucher à la structure, la Taverne est remise à neuf, se baptise
d'une nouvelle enseigne « La Taverne du Sommelier » (déposé à l'INPI) et démarre sa
deuxième vie selon les idées inventives de son nouveau patron.
Un CA triplé en 15 mois
De 1,50 MF en février 1997 (CA de l'exercice précédent) la Taverne comptabilise 4 MF
en juillet 1998 pour le premier bilan annuel (97/98). Les trois activités rassemblées au
sein d'une unité de produits commune occupent une douzaine de salariés, dont 3 apprentis
venus du CFA local et un chef de cuisine (le Briviste Gérard Dupuis, issu de la célèbre
Truffe Noire) dont Didier Bordas vient de faire son associé.
Le « montage » du concept est simple, applicable n'importe où (Tulle est une petite
ville de moyenne importance) reposant sur quelques critères de base indispensables pour
sa réussite.
w Les produits servis en restaurant comme en brasserie sont
les mêmes, en qualité et en quantité, déclinés sur des bases permettant de multiples
variétés. La présentation, le cadre, le service font la différence, le premier module
étant accueillant, confortable, classique, (on y prend son temps et les plats arrivent
sous cloche) le second étant axé sur l'efficacité rapide des déjeuners ou des dîners
pressés. D'un côté les nappes et les serviettes, les bougies et les plats d'argent, de
l'autre les tables protégées de sets de papier servant de menus.
w L'élément réunificateur des deux entités est le vin,
avec 250 sortes de crus différents allant des vins de pays aux grands noms du Bordelais,
mais avec des bouteilles servies (pour certaines d'entre elles) au verre.
w Enfin, la conception des cartes et des menus est axée sur
la diversité. A travers des lignes communes, le consommateur peut « surfer » entre de
multiples formules qui proposent 18 entrées, 26 plats, 30 desserts, et s'en tirer en
brasserie avec un ticket moyen de moins de 80 F (boisson et café compris) et en
restaurant se satisfaire aux alentours de 120 F.
w Le bar est régi sur une stratégie similaire, basée sur
le choix. 25 cocktails, 25 glaces, 25 bières, 11 cafés, 17 thés, 17 infusions, de quoi
attirer la ménagère de moins de cinquante ans à l'heure du thé et le noceur de sortie
de théâtre.
Les chiffres sont étonnants à analyser. Hormis le CA évoqué plus haut, la
fréquentation de la taverne s'est envolée sur les douze derniers mois : 45 000 clients,
dont la plupart fidélisés, avec une moyenne de 140 couverts servis journellement. Pour
Tulle, abritant 16 000 habitants dont 40 % seulement fréquentant un restaurant (d'après
l'INSEE locale), le constat est évident. Restent les détails, sortis du cerveau inventif
de Didier Bordas, qui sont les ingrédients indispensables de cette réussite.
Une cave sans cave
Alors que le postulat de la Taverne est basé sur l'amour du vin, et que les 250 crus
disponibles annoncés sont une réalité, l'établissement possède paradoxalement une
cave plus que modeste. Pas de stock existant, au-delà de quelques flacons par étiquette,
(sauf pour les vins de « base », qui sont au nombre d'une dizaine).
« Simple, explique le sommelier. J'ai mon caviste à deux pas d'ici, qui est
mon fournisseur, les établissements Dubech, propriétaires à Tulle et à Brive d'une
réserve de 5 millions de bouteilles. Ils me livrent à la demande, et dans la quantité
souhaitée, au jour le jour. Ce qui me permet effectivement d'avoir 250 références de
vins pour un investissement dormant de... 80 000 F. Je suis sommelier, Dubech est caviste.
Chacun son métier. »
Autre paramètre vinicole, le service au verre, qui permet d'offrir dans les menus à
formule un menu avec boisson (un verre de Minervois ou autres selon le choix) à moindre
prix. Pour les grands crus demandés sur cette idée, l'ancien de Taillevent a appliqué
la recette du célèbre restaurateur : la conservation des liquides aux bouteilles
ouvertes dans de l'azote, permettant une bonne tenue durant trois semaines. Quant aux
marges, c'est un des points forts de la politique « Bordas ». Toutes les bouteilles,
quel que soit leur nom, sont vendues avec un bénéfice uniforme ne dépassant jamais les
60 F.
« D'autres triplent le prix d'achat, tout le monde le sait, souligne l'inventeur. Moi,
je prends seulement mes 60 F, que ce soit un Yquem ou un Cheval Blanc. Et donc, je peux
offrir des crus de prestige à des tarifs plus que raisonnables. »
Côté piano, Gérard Dupuis conserve toute latitude pour établir ses menus (changés
trois fois par an) à condition d'utiliser des produits si possible régionaux, de saison
et de qualité. Pour les fournisseurs, aucun engagement n'est pris définitivement, la
maison préférant laisser libre cours à la concurrence, et ne s'attacher avec personne.
Les raisons du succès
Tout est dans le mariage des genres, et la réunion en un seul périmètre des trois
activités de base, ainsi que dans la recherche d'un rapport qualité/prix destiné à
s'attacher une clientèle qui devient de plus en plus importante. L'amour du vin est
omniprésent, mais pas ostentatoire, le patron se faisant une joie de faire partager son
savoir avec les amateurs (comme le menu dégustation qui comporte, pour 195 F, six plats
avec six vins différents - au verre bien entendu - et qui est un véritable cours
d'nologie). Le fer de lance de La Taverne reste quand même la brasserie, avec ses
services plus que rapides et ses formules évolutives, mais qui sont fort éloignés des
ufs durs mayonnaise avec côte de porc aux nouilles de certains « grands »
parisiens. On y déjeune plutôt plus que bien, et rappelons que, hors les sets de papier,
le contenu des assiettes est égal à celui des porcelaines du restaurant. Tout est donc
en place pour que La Taverne du Sommelier fasse des petits. Dans un premier temps, Didier
Bordas compte ouvrir un second point de vente en Limousin, calqué à l'identique, dont il
assurera le fonctionnement, déléguant ses pouvoirs tullistes à un de ses adjoints.
« Il faut déléguer les compétences, martèle-t-il, et motiver ceux qui
travaillent avec vous. Nos bénéfices sont partagés pour 50 % avec l'ensemble du
personnel, en primes des salaires, le reste allant aux investissements. »
Mais inévitablement, l'avenir est à la franchise, et au développement tous azimuts
d'une enseigne pour le moins originale. Le concepteur ne le cache pas, il cherche d'ores
et déjà ses futurs partenaires. Pour devenir Taverne du Sommelier, il suffira d'un local
ad hoc, d'une volonté et d'un dynamisme égal à l'entrepreneur limousin. La formation
sera assurée par ses soins, et les conditions financières sont en cet instant même à
l'étude. Mais en regard de l'attractivité - et la rentabilité - de l'établissement
corrézien, nul doute que l'invention de Didier Bordas essaime à travers l'Hexagone, un
pays dans lequel, comme le regrettait un certain général, « il y a tellement de
sortes de vins », Chez le sommelier, ils sont déjà 250.
« Il faut déléguer les compétences, et motiver ceux qui travaillent avec vous
», déclare Didier Bordas (au centre).
D'un côté les nappes et les serviettes, les bougies et les plats d'argent, de
l'autre les tables protégées de sets de papier servant de menus.
L'HÔTELLERIE n° 2599 Magazine 4 Février 1999