L'Hôtellerie :
Désormais Le Cirque où la clientèle chic de New York vous avait découvert
s'appelle Daniel. Le ressentez-vous comme une revanche sur le destin ?
Daniel Boulud :
Une revanche certainement pas, car je ne l'ai jamais calculé. Mais c'est certainement la
concrétisation des quinze années passées à travailler, à défendre la cuisine
française et à tenter d'établir un niveau équivalent à celui d'un restaurant
gastronomique européen. Mais c'est aussi le dernier restaurant que je vais ouvrir. Le
premier Daniel était un coup d'essai, celui-là, c'est le bon (rires).
L'H. :
On a le sentiment, en ce qui vous concerne, que la boucle est bouclée alors que
vous n'avez que 44 ans. On peut imaginer qu'il y a eu de l'émotion lorsque vous avez eu
l'occasion de racheter Le Cirque !
D.B. :
Beaucoup d'émotion bien sûr... mais aussi une longue réflexion. J'ai pu racheter le
restaurant, mais aussi le lobby de l'hôtel Mayfair où tous les grands d'Europe et du
monde entier sont passés. Reprendre et restaurer cet endroit pour en faire un lieu à la
fois chic, magique et grandiose... était quelque chose de considérable.
J'ai réalisé un rêve de cuisinier en admiration devant ses maîtres qui avaient les
plus beaux restaurants en France. En grandissant, sans vraiment y penser, je me disais
qu'il était incroyable de faire d'aussi belles maisons que Blanc, Vergé ou Guérard...
et aujourd'hui c'est à moi que c'est arrivé.
L'H. :
Le prix du rêve est cependant très élevé, de l'ordre de dix millions de
dollars. Qu'avez-vous eu pour cette somme ?
D.B. :
2000 m2 complètement transformés. Nous n'avons gardé que les poutres et tout a été
totalement reconstruit et restauré.
Ce sont 500 m2 de cuisine, 1 000 m2 de surface entre la salle à manger (120 places
assises), le bar et le lounge (60 places assises) et la salle privée baptisée Bellecour
(80 places assises).
C'est une cuisine avec quelques innovations dont un fourneau à induction et une
rôtisserie (1). C'est un puzzle géant qui a été rassemblé pour une création totale.
Ce sont effectivement dix millions de dollars, mais il faut savoir que le système d'air
conditionné et d'aspiration représente à lui seul 1,5 million de dollars...
L'H. :
Avec un tel investissement, vous avez fatalement des obligations de résultats...
D.B. :
J'ai joué sur la confiance que les gens pouvaient avoir en Daniel où, avec 90 places
assises, nous faisions un CA de 8 millions de dollars par an. Nous servions 300 couverts
six jours par semaine, c'est-à-dire environ 75 000 couverts à l'année.
Ici, nous espérons une augmentation de 20 % car, avec davantage d'espace, nous serons un
peu plus cher. Avec 120 places assises, nous misons sur 260 couverts dans des conditions
très étalées, du 50 à l'heure sur 5 heures et demi de service (2).
Chez Daniel nous avons 120 salariés dont 40 cuisiniers. Il faut un employé pour chaque
place assise et, dans un restaurant comme le mien, chaque chaise rapporte environ 100 000
dollars. Le calcul est simple !
Comme je suis propriétaire des murs, le retour sur investissement n'est pas une
obligation à court terme...
L'H. :
Vous disiez que cette installation était le résultat de 15 ans de travail aux
Etats-Unis. Où voyez-vous les raisons du succès de la cuisine française ?
D.B. :
Je crois qu'il est très difficile pour des Français de venir à New York, de s'établir
et d'avoir du succès. Jean-Georges et moi avons trouvé des investisseurs qui nous ont
observés pendant des années, puis qui ont eu confiance en nous au point d'investir. On
ne trouve pas cela simplement en traversant l'Atlantique ! Il faut prouver que l'on peut
régulièrement grimper, jusqu'au jour où quelqu'un vous met sur les rails.
Même si nous sommes arrivés dans de bonnes conditions (N.D.L.R. : Daniel pour Vergé,
Jean-Georges pour Outhier), il nous appartenait d'assurer notre succès. Le rêve
américain, c'est avant tout s'acharner à réussir tout seul.
L'H. :
Ceci explique-t-il que beaucoup de jeunes viennent chez vous ou chez Jean-Georges
pour travailler ?
D.B. :
Ils veulent apprendre ! Nous sommes un certain nombre de chefs qui menons le même combat
qu'en France, en bénéficiant peut-être d'une meilleure conjoncture. Quand je suis
arrivé à New York, j'étais en admiration devant le succès de Jean-Jacques Rachoux dont
les restaurants ne désemplissaient pas.
Je n'imaginais pas alors que je pourrais avoir un restaurant comme le sien, avec la plus
belle clientèle de New York. Je pressentais pourtant que si la chance passait, je saurais
aller la chercher.
Au début des années 90, j'ai été tenté de revenir chez moi à Lyon, mais c'était
trop tard. J'étais déjà trop impliqué et j'avais fait un trop gros travail de fond
pour tout abandonner.
L'H. :
Paul Bocuse explique souvent qu'aux Etats-Unis le grand changement tient aux
produits, désormais d'excellente qualité. Est-ce aussi votre analyse ?
D.B. :
C'est aussi le cas en France, mais il est peut-être plus facile à New York d'avoir tout
sous la main, en travaillant en direct avec les producteurs. On ne se limite pas à un
marché local et la distribution est très bien assurée. Les chefs qui savent mettre leur
système de distribution en place ont une longueur d'avance. En France, Alain Ducasse l'a
très bien compris.
L'H. :
Mais n'avez-vous pas le sentiment qu'en France on multiplie les obstacles ?...
D.B. :
En France les lois sociales sont trop rigides. Celui qui souhaite travailler aux
Etats-Unis peut le faire comme il veut, avoir deux ou trois boulots. Ici les jeunes sont
passionnés. Ils savent qu'il y aura beaucoup de sacrifices à faire, mais ils les font.
Tous les restaurateurs français avec qui j'ai parlé se plaignent du manque de
flexibilité, mais peut-être devraient-ils aussi essayer de bousculer quelques habitudes.
Pourquoi est-il impossible en France de bien manger à partir de 18 heures, de devoir
attendre 19 heures 30 ou 20 heures ?
L'H. :
Voulez-vous dire que les restaurateurs devraient être plus imaginatifs ?
D.B. :
Peut-être. Je sais qu'il y a le poids des habitudes, mais pourquoi ne pas imaginer de
proposer un petit menu entre 18 et 20 h 30, 30 % moins cher ? Peut-être cela
drainerait-il une autre clientèle. Il faut oser, communiquer, changer. Il faut aussi
démocratiser la gastronomie !
En Amérique, le restaurant est considéré comme un endroit où les gens vont pour se
détendre, pour s'amuser, pour se régaler.
Les Américains aiment se gâter, quitte à aller une fois par semaine dans le même
restaurant qui devient un peu leur deuxième maison. J'avais connu ça à Lyon chez
Nandron, je ne sais pas si c'est toujours le cas en France. Est-ce que la clientèle est
devenue plus volatile ? C'est quand même très, très cher en France par rapport aux
Etats-Unis et les deux mondes ne sont pas du tout comparables.
(1) Pour son restaurant, Daniel Boulud a fait confiance à quelques fournisseurs
français : Bonnet-Cidelcem (fourneau) ; Labesse-Giraudon (rôtisserie) ; Bernardaud
(porcelaine) et Orfé (orfèvrerie).
(2) Daniel Boulud mise sur un ticket moyen de 80 dollars au déjeuner et 150 dollars au
dîner, avec un CA espéré de 12 millions de dollars.
Daniel, ce sont 2000 m2 complètement transformés. Nous n'avons gardé que les
poutres et tout a été totalement reconstruit et restauré. C'est un puzzle géant qui a
été rassemblé pour une création totale.
De Lyon à New YorkDe Saint-Pierre de Chandieu dans l'Isère où il a grandi, puis de Lyon où il
débarque en 1969, à 14 ans, pour faire son apprentissage chez Nandron, la trajectoire
qui mène Daniel Boulud à New York est rectiligne. Il n'en oublie aucune étape,
s'attachant à rendre hommage à ses maîtres devant le Tout-New York, quelques jours
avant l'ouverture de son nouveau restaurant ! |
Il a choisi New York !A 31 ans, marié et père d'un enfant, le Roannais Frédéric Côte n'a pas hésité
à franchir l'Atlantique pour intégrer la brigade de Daniel Boulud. Explications sur un
choix de vie... |
L'HÔTELLERIE n° 2603 Magazine 4 Mars 1999