"Je fais
ce métier depuis presqu'un quart de siècle", dit Ruth Reichl avant d'avouer
qu'elle a toujours aimé faire la cuisine, qu'à l'âge de 20 ans elle avait déjà écrit
un livre sur le sujet, et que cinq ans plus tard elle tenait un petit restaurant à
Berkeley, sur la côte Ouest.
Ainsi est donc Ruth Reichl, débutant dans le journalisme gastronomique à San Francisco
et pendant dix ans critique au Los Angeles Times, avant de débarquer au New
York Times en 1993.
"Le journalisme est un peu le fait du hasard, puisque j'ai une formation en
histoire de l'art", dit-elle encore. Elle ne se dévoilera pas davantage et ne
permettra pas de publication de photos. Ruth Reichl travaille rarement à visage
découvert, possède une panoplie complète de noms d'emprunt et de numéros de
téléphone... amis.
Certains affirment que les restaurateurs new-yorkais font circuler sous le manteau une
liste recensant ses différentes identités, afin de tenter de découvrir cette
mystérieuse semeuse d'étoiles.
Susan Weaver, bien notée au "Fifty Seven, Fifty Seven" témoigne : "Aux
Etats-Unis, les critiques ont une influence énorme sur les clients et Ruth Reichl en
particulier. Les gens la suivent et j'avoue que lorsque nous avons décroché trois
étoiles, j'ai été très heureuse. Tout s'est enchaîné du jour au lendemain... mais
j'avais mis deux ans à les obtenir."
A New York, seuls cinq restaurants ont été jugés dignes de décrocher les quatre
étoiles signifiant "extraordinaire" (2) ; une vingtaine sont à trois étoiles
"excellent" ; les autres à deux "très bon" ou une "bon".
Lorsque l'établissement n'est pas satisfaisant, il n'est pas étoilé...
Un budget de 1 million de francs
"Les gens pensent que je pourrais faire fermer un restaurant. Ce n'est pas la
vérité, mais je suis consciente que mon jugement a de l'importance pour mes lecteurs.
C'est pour eux que je travaille et ils croient ce que j'écris. Je ne peux donc pas le
faire au hasard", explique Ruth Reichl qui mange deux fois par jour au
restaurant, toujours accompagnée, et en payant son addition rubis sur l'ongle. Elle
dispose pour cela - et nous l'a confirmé -, d'un budget annuel de 150 000 dollars
(pratiquement 1 MF).
"Cela me donne quelques responsabilités. Je ne me présente jamais et je souhaite
conserver mon anonymat. Peut-être serait-il plus sympathique de connaître les chefs,
mais pour les lecteurs ce ne serait pas juste. Les gens qui vous croient vont parfois
très peu au restaurant. On n'a pas le droit de les tromper quand ils dépensent leur
argent. Je n'écris pas pour les chefs, mais pour les lecteurs, car ce sont eux qui me
paient. Je me mets donc à leur place et j'essaie d'être anonyme. Dans chaque restaurant,
je crois que j'y arrive, même s'il faut pour cela me déguiser."
Pour les grandes maisons, cotées au sommet, Ruth Reichl avoue volontiers "six,
sept ou huit visites. Je ne souhaite pas rencontrer les chefs et je refuse d'être
invitée. Il faut que je paie, c'est un règle absolue. Le journal et moi-même voulons
qu'il en soit ainsi."
Le système Reichl ?
En payant ses notes et en refusant tout copinage - "C'est beaucoup plus facile
pour tout le monde" -, Ruth Reichl sait qu'elle travaille tout à fait dans
l'esprit Michelin. "Ce n'est pas à moi de dire cela, mais plutôt aux chefs.
C'est un peu fort, mais si c'est le cas j'en suis flattée."
"Dès la réservation téléphonique, je note mes premières impressions. Pour moi
tout commence là car un restaurant ce n'est pas seulement la cuisine, c'est l'accueil, le
cadre, l'ambiance. Je mange vraiment et j'essaie de goûter à tout, car chacun de mes
invités prend un plat différent. Dès que je rentre chez moi, je m'installe devant mon
ordinateur et j'écris toutes mes sensations. Rédiger un papier me prend parfois quelques
mois. Ma vocation est de découvrir et je vais dans beaucoup de restaurants. Pour une
chronique, j'en ai visité cinq ou six et certaines de mes notes ne me servent jamais."
Fatalement, Ruth Reichl est le témoin rêvé de l'évolution de la cuisine à New York
où les restaurants français tiennent toujours le haut de l'affiche. "En ce
moment c'est vraiment formidable et avec Jean-Georges Vangerichten, Daniel Boulud et
Laurent Gras nous avons des chefs de grand talent, mais les chefs américains font eux
aussi des choses intéressantes. La grande différence entre New York et Paris tient à la
diversité des cuisines et aux prix, beaucoup plus raisonnables chez nous. Ici les tables
tournent, ce qui change pas mal les données. Je vais assez souvent en France, pour
goûter votre cuisine et me rendre compte si nous sommes ou non en arrière. J'avoue que
j'ai été bouleversée par Pierre Gagnaire dont la cuisine est tellement intéressante",
lâche-t-elle enfin, enthousiaste...
.
(1) Ruth Reichl est sur le point de quitter le New York Times pour assurer la
rédaction en chef de Gourmet Magazine.
(2) Ce sont Le Bernardin (Eric Ripert), Lespinasse (Christian Delouvrier), Le Cirque,
Chanterelle, Jean-Georges (Jean-Georges Vongerichten). Ce fut Daniel (Daniel Boulud) avant
son déménagement.
L'HÔTELLERIE n° 2603 Magazine 4 Mars 1999