L'hiver 54 était-il rude à
Arbois ? Sans doute, comme sur toute la France. Né le 2 décembre de cette année là,
Jean-Paul Jeunet n'en conserve qu'un souvenir flou.
Fils d'hôteliers-restaurateurs, sa trajectoire semblait s'inscrire dans la logique des
choses. Mais pour la vivre au quotidien, Jean-Paul n'avait nulle envie d'embrasser la
carrière promise. Il rêvait d'être vétérinaire... jusqu'à la réussite au concours
d'entrée de l'école hôtelière de Nice.
Là, et grâce à M. Darold, professeur de cuisine, il se prend de passion pour son
métier. Ensuite, la filière est classique avec des étapes prestigieuses (Réserve de
Beaulieu, Troisgros, le Ritz, La Marée et le Relais de la Poste à Magescq chez
Cousseau), quelques stages (Jean Millet et Gaston Lenôtre pour la pâtisserie) et des
rencontres déterminantes (Jean Troisgros, Marcel Trompier, Jacques Manière et Alain
Chapel).
Au fil des ans, Jean-Paul Jeunet s'affirme au piano et sa rencontre à Chamonix avec
Nadine lui permet de développer ses idées de la cuisine. "C'est elle qui m'a
fait découvrir, en marchant dans nos belles vallées, la flore qui s'épanouit en toute
saison dès que l'herbe apparaît, quand le pré se fait dense et que les sous-bois
fourmillent de richesse. Je ne pouvais espérer autant de bonheur, autant de joie de me
retrouver un jour dans mon Jura natal et de coller au plus près de la vérité de mes
racines. La cuisine de demain se définit par la recherche des saveurs d'autrefois avec la
légèreté d'aujourd'hui."
Pour la proposer dans un cadre à sa mesure, avec la complicité de Gérard Boucton,
architecte, et de Camille Ballay, décorateur, il revoit de fond en comble le décor de la
maison familiale, le modernisant en jouant sur la pierre, le bois et le verre.
L'investissement était d'importance. A terme, il s'avère payant...
Jeunet père et fils, deux générations au service du même art.
L'Hôtellerie :
En 1988, alors que vous réalisiez un chiffre d'affaires de 4,50 MF, vous n'avez pas
hésité à investir 12 MF. Vous arriviez tout juste dans la maison familiale. N'était-ce
pas un gros pari sur l'avenir ?
Jean-Paul Jeunet :
Sans doute, mais je ne l'ai regretté à aucun moment. Je me suis fait un très
bel outil de travail et j'en suis heureux, même si le résultat n'est pas aussi probant
qu'on peut le croire. Malgré tout, à la fin de la quatorzième année, tout sera payé.
Mon but était de rénover une maison ancienne et d'élaborer un nouveau cadre en y
mêlant l'esprit de deux générations qui ont su se fondre et se rassembler. Cela ne veut
pas dire qu'il n'y a jamais eu de heurts avec mon père. En 1982, lorsque je suis revenu
à Arbois, j'ai vécu une année difficile. Il y avait deux chefs en cuisine,
c'est-à-dire un de trop. L'opposition de deux fortes personnalités n'a pas été facile.
J'ai choisi de repartir et j'ai rencontré Nadine, fille d'hôteliers à Chamonix. Nous
étions alors tentés de nous y installer...
L'H. :
Mais les circonstances de la vie en ont décidé autrement...
J.-P. J. :
Exactement. Il était important que je revienne à Arbois car mon père devait
être opéré du cur. Auparavant, il avait décidé de passer chez le notaire pour
régler sa succession. Si mes parents sont restés usufruitiers, je me suis retrouvé
propriétaire de l'affaire familiale où je n'ai donc pas tardé à faire d'importants
travaux. Comme nous voulions progresser, cette décision s'imposait. La maison était
vétuste et ne possédait pas tous les éléments de confort avec, par exemple, de
nombreuses chambres avec un simple lavabo et les WC à l'étage.
L'H. :
Une dizaine d'années plus tard, une deuxième étoile Michelin est tombée sur la maison.
L'avez-vous reçue comme une revanche sur le passé ?
J.-P. J. :
Certainement. Mon père m'a toujours mis une espèce de pression, me faisant
clairement comprendre que je n'arriverais jamais à son niveau. La situation était assez
souvent conflictuelle. C'était dur à vivre, mais aussi très motivant. Lorsque Michelin
a fait son choix, j'ai considéré que ce deuxième macaron était pour moi. Nous étions
un à un et j'avais réussi mon pari.
L'H. :
Cela a-t-il créé de nouvelles obligations ?
J.-P. J. :
Je ne sais pas s'il faut le dire comme cela. L'impact a été important avec une
hausse de 15 à 20 % du chiffre d'affaires. Même si nous travaillons toujours
essentiellement en fin de semaine et si nous sommes tributaires du temps, nous avons une
clientèle plus régulière et davantage d'étrangers font le déplacement. A partir de la
deuxième année, la clientèle est plus exigeante, ce qui peut quelquefois perturber. Il
faut deux ou trois ans pour l'assumer et je dois avouer que je stresse davantage à
l'idée que je pourrais la perdre un jour. Même si l'impact est certainement plus
sensible à la première où l'on est moins connu que pour la troisième étoile, le guide
Michelin apporte beaucoup. Dans notre cas, l'ouverture le 3 juin 1998 d'une autoroute nous
mettant à 1 h 30 de Lyon a été importante. Désormais le week-end, nous avons une belle
clientèle lyonnaise...
L'H. :
Comment vivez-vous votre métier à Arbois, une ville de 4 000 habitants ?
J.-P. J. :
J'ai l'avantage d'être dans la nature, d'être enraciné. Quand je cherche des
herbes, je me sens en phase avec mon pays. Tout cela me permet de relativiser les
problèmes. Je suis très bien comme je suis. Gamin j'avais subi ce métier et j'ai
décidé de fermer ma maison en décembre et en janvier pour l'équilibre de ma vie de
famille. Le trompettiste Maurice André, un ami de la famille, dit souvent qu'on peut
réussir dans la vie mais qu'il est plus important de réussir sa vie. L'essentiel est
d'être en adéquation avec soi-même. En fermant quatre mois dans l'année, Michel Bras a
la chance énorme de pouvoir se ressourcer et de repartir vers d'autres choses.
Aujourd'hui, je n'imagine pas de quitter Arbois... mais je sais qu'à 55 ans je me poserai
la question.
L'H. :
Depuis des décennies, aucun restaurant de Franche-Comté n'avait obtenu deux étoiles
chez Michelin. Quel est le secret de votre réussite ?
J.-P. J. :
En premier lieu des prix raisonnables : avec la deuxième étoile, je n'ai ni
augmenté les tarifs, ni fait d'investissements colossaux. Je suis resté dans une logique
de progression. Ensuite, la simple application de quelques principes évidents. On ne doit
jamais oublier que le cuisinier est, avant tout, quelqu'un qui fait la cuisine. Les
clients entrent chez nous parce qu'ils ont faim et envie de manger. Il faut leur amener un
confort se rapprochant de leur idéal. L'accueil est primordial. Il faut savoir aller
au-devant des désirs du client et lui faire plaisir. Il est important de le mettre dans
une atmosphère agréable : chez moi, je n'ai pas fait le décor pour plaire à mon
décorateur... mais à mes clients. Leur séjour doit les marquer, au point qu'ils aient
envie de revenir. Au départ peut-être ne viennent-ils que pour la cuisine, mais s'ils
reviennent, il est certain que ce n'est pas que pour ça !
Parlons chiffresPour 1998 et sur dix mois d'activité (fermeture hebdomadaire le mardi soir, sauf
vacances scolaires), Jean-Paul Jeunet annonce un chiffre d'affaires de 8,50 MF pour le
restaurant, l'hôtel et une petite activité traiteur. Il emploie 25 employés contre 15
il y a dix ans. "Depuis trois ans je rentabilise mon entreprise", dit-il.
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Jeunet à Arbois, une saga jurassiennePaul et André hier, Jean-Paul aujourd'hui. A Arbois, l'histoire des Jeunet débute dans les premières années du siècle et se poursuit à l'horizon de l'an 2000...
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L'HÔTELLERIE n° 2607 Magazine 1er Avril 1999