"Aujourd'hui, si j'avais le choix, je préférerais être patron d'un restaurant de quartier plutôt que patron d'une chaîne." Provocante pour les uns, insensée pour d'autres, cette affirmation sort pourtant de la bouche d'un spécialiste du secteur. Bernard Boutboul, directeur associé de Gira Sic Conseil, société d'études et de marketing de la restauration, connaît en effet parfaitement la profession. Ce qui lui permet d'avancer des arguments convaincants, à l'appui de cette idée originale. "Un restaurateur indépendant peut agir beaucoup plus vite, se différencier. Et ce délai de réaction n'est pas sans importance aujourd'hui parce que le client n'est pas prêt à attendre longtemps une adaptation. C'est donc un atout non négligeable. Mais je ne sais pas si les indépendants en profitent..."
L'heure de la relève
Si tous ne savent sans doute pas saisir cette chance, toute une génération de jeunes restaurateurs semblent avoir eu la même idée que Bernard Boutboul et ont su trouver les bonnes réponses aux demandes de la clientèle : produits de qualité travaillés simplement, bon rapport qualité/prix, service attentif... Ces dernières années, il est vrai, nombre d'établissements ont dû fermer leurs portes, abattus par des taux d'intérêts prohibitifs, des marges réduites, la chute du pouvoir d'achat de la clientèle, la concurrence nouvelle de la restauration à thème, mais aussi, pour certains, à cause du poids d'habitudes impossibles à modifier. Immédiatement, l'angoisse a gagné l'ensemble de la profession et on a crié, un peu tôt semble-t-il, à la mort de la restauration indépendante.
« Il n'est plus possible de n'être que restaurateur », constate Laurent
Tarridec.
Pourtant, discrètement, la relève s'assurait. Le marasme aidant, de jeunes restaurateurs
ont pu racheter des affaires à des prix nettement plus abordables. Au regard de la
conjoncture, ils ne pouvaient que faire preuve de pragmatisme et d'humilité. Ils ont su
tirer les leçons de l'échec de leurs parents ou de leurs modèles et ont compris que le
métier avait changé. Côté cuisine, d'abord, avec la nécessité de travailler des
produits plus économiques sans pour autant sacrifier à la qualité. Côté salle
ensuite, à travers un souci nouveau du service destiné à conquérir le client mais
aussi à le fidéliser. Côté coulisses surtout, puisqu'ils ont créé et géré leur
restaurant en se frottant aux règles comptables et financières utilisées dans n'importe
quelle autre entreprise.
Pour eux comme pour leurs aînés, cela n'a pourtant pas été toujours facile. Ainsi,Yves
Camdeborde, du restaurant La Régalade à Paris se souvient : "Lorsque je me suis
installé en 1991, je n'ai rencontré, pour le financement, que des gens frileux,
pessimistes. Ayant travaillé dans de grandes maisons, je pensais que mon CV allait
suffire, mais pas du tout ! Non seulement il n'existe aucune aide réelle pour inciter un
jeune à s'installer, mais en plus, on doit remplir des dossiers épais de 2 ou 3 cm. Et
une fois lancés, on nous met encore les bâtons dans les roues : problèmes de
copropriété, de voirie, de Sacem..."
Quelques années plus tard, la lutte avec les banquiers, loin d'être terminée, était
déjà moins âpre. Philippe Detourbe, dont le succès rapide a permis la création de
trois établissements parisiens en quatre ans, est plus modéré dans ses propos. S'il
admet que "les banquiers sont un peu durs" et qu'il a dû "montrer
patte blanche", il reconnaît avoir pu compter sur son expérience passée et son
press-book pour conquérir la confiance du banquier. Entre temps, la guerre du Golfe
était passée par là, et avec elle, la crise et son cortège de liquidations qui ont
considérablement diminué le prix de reprise des établissements.
De véritables entrepreneurs
Le fil conducteur entre ces différents professionnels reste toutefois leur grand
professionnalisme. Un professionnalisme qui ne se limite d'ailleurs pas à la cuisine ou
à la salle. "Il n'est plus possible de n'être que restaurateur, constate
Laurent Tarridec, propriétaire, depuis l'été dernier, du restaurant tropézien Leï
Mouscardins et diplômé d'un DUT de gestion hôtelière. Il faut avoir un acquis de
gestion derrière, savoir ce qu'est un bilan, une comptabilité. "Ça fait
aujourd'hui partie du métier, mais c'est le cas pour n'importe quelle entreprise."
"Etre un bon professionnel, surenchérit Yves Camdeborde, c'est être à la
fois un bon restaurateur et un bon gestionnaire. L'un ne va pas sans l'autre de nos jours.
Et c'est aussi l'inquiétude des cuisiniers qui se demandent s'ils vont être capables de
gérer." Ce qui ne signifie pas pour autant qu'il faille sacrifier les qualités
traditionnelles de restaurateur au profit de celles de gestionnaire. "Les gens
viennent d'abord chez nous pour bien manger, avoue Philippe Detourbe. A la base, il
faut donc être un pro de la restauration. Pour le reste, il faut d'abord savoir
s'entourer."
En assumant pleinement ces nouvelles responsabilités, cette génération montante a su,
petit à petit, prendre sa place dans la restauration indépendante, certes, mais
également dans le secteur tout entier. Face aux chaînes, ces restaurateurs constituent
une autre réponse aux attentes du consommateur. Et ils ont pu, le succès aidant, faire
des émules. Qu'ils soient installés à Paris ou en province, ils occupent désormais une
place spécifique dans le monde de la restauration. Et c'est sans doute en partie grâce
à eux que la restauration indépendante affiche aujourd'hui des résultats plutôt
positifs.
"Les indépendants pèsent toujours plus des trois quarts du marché, soit environ
80 % de part de marché, souligne Bernard Boutboul. Après des années difficiles,
ils ne se portent pas trop mal aujourd'hui et ont retrouvé des taux de croissance
honorables." Et, il ajoute : "Ils ont eu d'énormes difficultés à se
remettre en cause. Mais est arrivée une nouvelle race d'indépendants, sans préjugés
sur la restauration, qui se documentent beaucoup avant d'agir. Ils abordent cette
activité d'un point de vue marketing et développement. C'est une profession qui devait
se mettre à niveau. Cette évolution est peut-être un peu violente. Mais c'est aussi ce
qui incite les jeunes à prendre la restauration par un autre bout."
Les Cuisinières Gourmandes : une certification pour sauver les indépendants.
Revendiquer l'authenticité
D'autres éléments ont également joué en faveur des restaurateurs indépendants.
S'ils savent moins bien se vendre ou se faire connaître, ils jouissent en revanche d'une
position de choix dans le cur des consommateurs. Si les clients sont de plus en plus
exigeants, ils apprécient aussi la convivialité et l'authenticité de ces
établissements, qualités qui se retrouvent tout autant dans le travail des produits que
dans l'accueil et le service.
Nombreux sont ceux qui l'ont compris et ont appris à jouer avec. A ce titre, les
associations de professionnels ont su répondre aux attentes de la clientèle et
travailler de tels atouts. C'est notamment le cas des Restaurateurs de métier des
provinces françaises, créés il y a quinze ans par le restaurateur tarnais Claude Izard.
"Au travers de notre démarche spécifique, nous voulons aller vers le
consommateur, précise le président des Restaurateurs de métier. Et celui-ci
recherche ce que nous sommes, ce que nous représentons : des produits frais, la vérité
et la transparence." Paradoxe : cette démarche qui prône "la tradition
culinaire avec ses secrets d'antan" est résolument tournée vers demain. Elle a
pour objectif avoué "de faire apprécier les saveurs d'aujourd'hui et de
préserver l'avenir de la gastronomie française et la qualité alimentaire en général".
Dans cet esprit, l'association a érigé ses adhérents en Cuisineries gourmandes,
répondant à des normes strictes et bénéficiant ainsi d'une certification Qualité
France. "Cette certification est une contrainte très importante pour nos
établissements, indique Claude Izard. Mais c'est la seule chose qui peut sauver
les indépendants. Cela peut apporter une certaine notion de chaîne, tout en préservant
la spécificité de chacun."
Cette démarche est en effet née du constat des difficultés qui se posent aux
restaurateurs indépendants. "Les gens les plus honnêtes et les plus motivés par
leur métier sont ceux qui réussissent le moins bien, déplore le président des
Restaurateurs de métier. Toutes les contraintes sociales et fiscales nous pénalisent
et en plus les produits que nous travaillons sont chers. Notre part de marché est aussi
balayée par d'autres qui se disent restaurateurs sans faire le même travail. D'où une
volonté d'éduquer le consommateur."
Se faire reconnaître par la certification
Cette action oblige en effet le professionnel à se plier à des règles strictes, tant
au niveau des produits (élaboration des plats dans l'établissement, cuisine régionale
à partir de produits frais locaux) que du service (réalisation d'un menu
"découverte gustative" pour les enfants, information des consommateurs sur la
provenance des produits, mise en place d'un accueil et d'un service de qualité et tenue
d'un registre de suivi des réclamations de la clientèle). A cela s'ajoute une contrainte
en matière de qualification professionnelle du restaurateur et de son personnel, avec,
notamment, une formation obligatoire tous les ans, sur des thèmes comme "le service
qui vend" ou "le marketing de commercialisation".
"Certains collègues m'ont reproché la difficulté que constituent de tels
engagements, note Claude Izard. Mais nous allons être le seul guide de
restaurateurs à être vérifié par Qualité France." Peu d'établissements
parviennent en effet à se plier à un tel niveau d'exigence. Ce qui explique une
diminution du nombre d'adhérents de l'association, de 220 à 150. Mais sur ce point, le
porte-parole des Cuisineries gourmandes reste extrêmement rigoureux. "Ceux qui ne
sont pas certifiés sortent de l'association. Nous ne pouvons pas les garder",
explique-t-il. Il est également conscient que la voie ainsi choisie n'est pas non plus la
seule possible. Chaque type de restauration peut trouver ses propres réponses. "Il
y a de la place pour d'autres formes de restauration. Mais celle-là a une carte à jouer
parce que ce serait trop bête de laisser passer une mode au profit de tout un tas de
professions parallèles."
Si de telles actions atteignent leur but, il n'en reste pas moins que les contraintes qui
pèsent sur la restauration indépendante subsistent. La plus durement ressentie reste
sans doute le poids des taxes de toutes natures, au premier plan desquelles on trouve les
charges salariales et la fameuse TVA. Les revendications de la profession en matière de
TVA ne sont pas récentes, et beaucoup, tels le Tropézien Laurent Tarridec, y voient
"le gros point noir du secteur".
Une démarche spécifique pour préserver la gatronomie.
Coût de la main-d'uvre
Force est pourtant de reconnaître que cette plainte des professionnels est peu à peu
dépassée par des inquiétudes plus récentes concernant la réduction du temps de
travail et le coût de la main-d'uvre. Alors même que la première convention
collective du secteur commence à peine à être appliquée dans les entreprises, la loi
sur les 35 heures fait surgir une nouvelle angoisse.
Les professionnels ne cherchent pas à masquer leur crainte face à cette évolution.
"Les 35 heures, c'est dingue, s'offusque Philippe Detourbe. Le but du jeu,
pour une entreprise, c'est de gagner de l'argent. Si on nous force à avoir des horaires
aussi stricts, il nous faudra le double d'employés. Mais plus de personnel, cela signifie
aussi plus de charges, alors que les clients veulent payer moins cher qu'avant au
restaurant. Les entrepreneurs n'auront plus que deux solutions : partir à l'étranger ou
baisser les bras et fermer." A Colmar, Patrick Fulgraff, président des Jeunes
restaurateurs d'Europe, émet de sérieux doutes quant aux effets positifs d'une telle
loi. "Le plus important, pour permettre d'engager du personnel, c'est de diminuer
les charges et non pas de réduire les horaires, s'insurge-t-il. Si rien n'est fait
par rapport aux 35 heures, je ne vois pas comment on peut s'en sortir. Dans d'autres
secteurs, il suffira d'automatiser un peu plus. Mais pas chez nous. Nous sommes un secteur
où il est possible de créer des emplois, mais pas dans ce cadre !" Certains se
sentent également dans une position plus délicate que les chaînes pour l'application
d'une telle mesure. C'est notamment le cas d'Yves Camdeborde, qui considère que "dans
une chaîne, ils auront moins besoin d'embaucher du personnel supplémentaire parce qu'ils
sont plus structurés".
Philippe et Valérie Detourbe : « Les banquiers sont un peu durs » et « il
faut montrer patte blanche ».
« Le plus important, pour permettre d'engager du personnel, c'est de diminuer
les charges », déclare Patrick Fulgraff.
Emploi, formation et 35 heures
Si ce dossier occupe une telle place dans les craintes des professionnels, c'est aussi
parce qu'il vient s'ajouter aux difficultés de recrutement que connaissent déjà un
grand nombre d'entre eux. Les préoccupations d'emploi, de formation, de compétences et
de coût de la main-d'uvre sont aujourd'hui véritablement au centre des
interrogations des restaurateurs sur l'avenir de leur métier. Les syndicats en sont tout
aussi conscients et le Syndicat national des restaurateurs, limonadiers et hôteliers a
fait du social l'un de ses chevaux de bataille. Jean-François Veysset, vice-président du
syndicat, reconnaît qu'il s'agit d'un "enjeu qui concerne tout le monde, quel que
soit le secteur professionnel". Mais il réclame, pour la restauration, "une
nécessaire adaptation de l'emploi et de la formation", en raison d'une
"suroffre des emplois par rapport à la demande dans le secteur".
Les besoins en personnel relativement peu qualifié mais polyvalent ont bien souvent du
mal à être comblés, et les restaurateurs se plaignent presque autant du coût de la
main-d'uvre que de la difficulté à trouver le personnel adapté. "Il
faudrait comprendre qu'il vaut mieux faire coïncider emploi et formation, insiste
Jean-François Veysset. Il faut regarder la réalité de l'emploi. Nous sommes un
secteur qui peut offrir de l'emploi à des jeunes qui ne sont pas en mesure de suivre des
études longues."
A cela s'ajoute effectivement le passage aux 35 heures. Mais sur ce point, le
vice-président du SNRLH se veut avant tout apaisant. "Pour le moment, il faut
rassurer les entreprises, leur demander de respecter la convention collective et de se
mettre en conformité avec elle. Après, on pourra faire le point pour voir les
possibilités en la matière et l'organisation à mettre en uvre. Il faudra des
allégements fiscaux. Mais, du côté des salariés, on n'empêchera pas ceux qui veulent
travailler plus et gagner ainsi plus d'argent de le faire. Personne ne les empêche de
travailler 40 heures avec deux employeurs. Et de toute façon, on ne pourra pas
contraindre les entreprises sur ce point, sauf à les mettre hors la loi." Est-ce
parce qu'ils partagent finalement ce sentiment ou tout simplement parce qu'ils se savent
sortis de la tourmente qui les a frappés aux début des années quatre-vingt-dix ?
Toujours est-il que les restaurateurs indépendants, s'ils évoquent les difficultés
auxquelles ils risquent fort d'être confrontés demain, ne sont pas pour autant inquiets
quant à leur survie. Ils sont en tout cas ressortis plus confiants de ces années noires
et envisagent l'avenir avec une certaine sérénité. A l'image d'Yves Camdeborde, qui
voit se dessiner un "avenir plutôt rose pour la restauration indépendante".
"Elle a toujours fonctionné. Il y a eu des gens avant nous et il y en aura après
nous. Le plus dur, c'est finalement de se remotiver et de se remettre toujours en
question. Mais tant que les professionnels s'investiront et continueront à bien faire
leur métier, il n'y aura pas de problème." En se transformant en de véritables
gestionnaires, les restaurateurs seraient-ils également devenus de parfaits philosophes ?
« Il faudrait comprendre qu'il vaut mieux faire coïncider emploi et formation »,
insiste Jean-François Veysset.
L'HÔTELLERIE n° 2607 Magazine 1er Avril 1999