m Patricia Alexandre Le Naour
On ne peut dissocier la vie d'un hôtel de la vie des hommes qui le gèrent, leurs histoires se mêlant pour ne faire qu'une. A jamais, le Mont Blanc restera marqué du sceau des Morand. Chez eux, l'hôtellerie est une vieille histoire de famille savoyarde. Fils d'hôteliers à Passy, à quelques kilomètres de Chamonix, c'est en 1959 que Jean-Claude et Michel, les aînés des 4 frères Morand, rachètent le Mont Blanc. L'hôtel possède à l'époque 60 chambres, il est classé 3 étoiles et est admirablement bien situé, au cur de la ville, dans un petit parc ombragé et calme. La station connaît une grande renommée depuis longtemps déjà. Les frères Morand sont jeunes, dynamiques, modernes et plein d'entrain, l'hôtel a une très belle image, il a accueilli des clients très importants mais son charme "était quelque peu désuet", se souvient Jean-Claude Morand.
Un modernisme destructeur
Très vite, pour sortir du lot, les 2 frères s'attellent à des travaux de modernisation.
Malheureusement à l'époque, avide de modernisme, on ne savait pas toujours préserver
les choses. Alors, au Mont Blanc comme ailleurs, sous prétexte d'amélioration, on
dépersonnalise : les cheminées sont cachées quand elles ne sont pas supprimées,
paraissant inutiles puisqu'on installe le chauffage central, tellement plus moderne...
Dans la salle de restaurant, on met du bois partout pour accentuer le style savoyard, on
préfère la moquette au parquet qui semble démodé. Tableaux, luminaires, mobilier : on
liquide tout ce qui paraît trop ancien pour laisser place au modernisme rationnel
d'alors... Le résultat fut à l'époque concluant, les clients étaient certes
satisfaits. Mais aujourd'hui, Jean-Claude Morand regrette : "Nous avons, sous
prétexte de modernisation, annihilé toute la personnalité de l'hôtel. Aujourd'hui,
nous dépensons des fortunes pour essayer de retrouver l'authenticité des lieux, des
décors." Ces 3 dernières années, plus de 4 millions ont été investis tant
pour les travaux que pour la décoration "et ce n'est pas fini", explique
sa compagne Monique de Ruille qui s'occupe de la décoration avec l'aide de Thierry
Dandon, un décorateur spécialisé dans la rénovation des châteaux. Et d'expliquer le
temps qu'elle passe à chercher chez les antiquaires, dans les salles des ventes, les
pièces originales de l'hôtel : mobilier, luminaires, tableaux.
Jouer la complémentarité
La présence des Morand à Chamonix ne se limite pas au Mont Blanc. En 1969, ils
reprennent en effet une auberge vieille de deux siècles, La Croix Blanche, à laquelle
ils adjoignent 36 chambres. Marc, le 3e frère, complète l'équipe. L'année 1972 est
celle de la disparition de Michel, année triste qu'ils surmontent en continuant à
avancer. En 1975, ils font construire 103 chambres en 3 étoiles : l'Hôtel du Prieuré
est né et le 4e frère, Guy, arrive à son tour. En 1976, c'est l'Alpina (135 chambres 3
étoiles) qui est racheté.
Le parcours est impressionnant et l'équipe n'a cessé de se structurer tant sur le plan
opérationnel que commercial. Au fil du temps, les enfants ont suivi les parents dans
l'affaire et aujourd'hui 6 personnes de la famille tiennent les rênes de la société. Un
GIE a été créé, qui regroupe les principales activités. Une buanderie intégrée
permet même de prendre quelques clients extérieurs en plus de l'activité propre aux
besoins de l'hôtel. Actuellement de 150 à 220 personnes, en fonction des saisons,
travaillent pour le groupe.
Personnalisation
Quarante ans après avoir repris le Mont Blanc, Jean-Claude Morand, épaulé par sa
compagne Monique de Ruille qui a elle aussi toute une histoire dans le secteur hôtelier,
est complètement investi dans le positionnement haut de gamme de son établissement. Avec
un niveau d'exigence élevé, une implication personnelle et des investissements
importants, il est un des acteurs survivants de l'hôtellerie indépendante qui sait
qu'au-delà du confort, des installations techniques et de la qualité des services,
l'hôtellerie exige foi et passion. Petit palace au pied du Mont Blanc, l'hôtel est un
lieu de vie, un havre de paix pour les clients qui ne viennent pas pour Chamonix mais pour
l'hôtel Mont Blanc. Des rendez-vous que les habitués ne manqueraient sous aucun
prétexte, telle cette cliente de 92 ans qui depuis l'arrivée des Morand n'a manqué
aucun réveillon, ou la comtesse de Foras dont la famille ne descend qu'au Mont Blanc
depuis... 1873. Monique de Ruille, très attachée à la qualité de l'accueil, précise :
"Quand un client vient, il veut se sentir comme chez lui, retrouver sa famille,
mais aussi le même personnel", elle veille personnellement à l'accueil de ces
clients dont certains viennent tous les ans passer de 1 à 3 mois... L'élégance des
lieux, la qualité des prestations, la présence des propriétaires sont autant d'atouts
pour fidéliser la clientèle. Avec des tarifs de 650 à 1 580 F, le Mont Blanc réalise
un prix moyen chambre de 800 F et un TO de 65 %. Nommé "Hôtel des mélomanes et des
musiciens", le Mont Blanc organise tous les ans une semaine musicale qui attire là
encore beaucoup de monde. Chaque jour, des jeunes musiciens qui ont remporté des concours
se produisent dans les salons de l'hôtel. Côté restauration, on affiche la volonté
d'offrir une prestation de haut niveau malgré des difficultés rencontrées par les
restaurants d'hôtels face à la clientèle de passage. Les Morand ont décidé de passer
outre, après une rénovation totale de la salle de restaurant. "Nous avons
cherché à retrouver le Mont Blanc de 1959", explique Jean-Claude Morand. C'est
sur les hommes qu'ils investissent avec le recrutement d'un jeune chef très créatif :
Pierre-Yvan Boss a carte blanche pour permettre au Matafan d'arriver au niveau d'un
macaron Michelin.
Un avenir semé d'embûches
C'est avec de nombreuses interrogations que Jean-Claude Morand envisage l'avenir, celui de
sa maison bien sûr mais, d'une manière générale, celui de l'hôtellerie indépendante.
"Jusqu'à quand serons-nous en mesure de faire face aux chaînes ?",
s'interroge-t-il. Une différence de culture d'entreprise évidente entre ces groupes
familiaux et les groupes financiers, et qui a un coût élevé. "Nos clients
recherchent la personnalisation mais comment continuer à offrir ce niveau de qualité
tout en préservant des marges et en investissant ? Un système fiscal particulièrement
pénalisant nous fragilise. Plus on investit, plus on recrute de personnel et plus la taxe
professionnelle est élevée. Qui plus est ici, nous souffrons de la concurrence suisse au
niveau du marché du travail. En effet, pour un Français frontalier, il est plus
avantageux de travailler en Suisse où les salaires sont nettement plus élevés. Aussi
devons-nous, ici, pour garder du personnel compétant, offrir des salaires plus
conséquents. Au Mont Blanc, les charges salariales représentent 47 % du CA et
l'application de la loi Aubry nous inquiète. Jusqu'à quand tiendrons-nous ? Mon plus
profond désir serait d'offrir de meilleures conditions de travail et de meilleurs niveaux
de salaires tout en assurant la pérennité de l'entreprise", conclut-il avant
d'aller saluer un client qui vient d'entrer dans le restaurant. n
Mon regret, ne pas avoir d'hôtel à Paris"
Le restaurant offre une prestation de haut niveau, complétée par une rénovation
totale de la salle.
L'HÔTELLERIE n° 2630 Magazine 9 Septembre 1999