m Claire Cosson
© J.L. Blach-Lainé
Il arrive d'un pas ferme et
décidé. Salue d'un franc et jovial "bonjour" chaque membre de sa brigade. Et
puis, il glisse à l'oreille de son chef, le sourire moqueur et l'il narquois en
désignant son tour de taille : "Tu nous as préparé quelque chose de frais et
léger ? Tu sais, actuellement, je n'arrête pas de manger..." Comme si savourer
les délicieux petits plats concoctés par Franck Cerutti, maître d'uvre des
cuisines du Louis XV à Monaco, relevait du supplice chinois. C'est pour rire, évidemment
! Alain Ducasse, l'enfant chéri de la gastronomie française, qui arbore fièrement deux
fois trois étoiles à sa toque (trois pour la maison qui porte son nom à Paris, les
trois autres pour le restaurant de l'Hôtel de Paris à Monte-Carlo, propriété de la
Société des Bains de Mer), n'a en fait qu'une peur : succomber au péché de
gourmandise.
"Il est vrai que même sans faim, je ne résiste pas à la bonne cuisine",
avoue sans honte l'homme de l'avenue Raymond Poincaré. Il suffit d'ailleurs de l'entendre
décrire un produit comme par exemple le beurre salé à la fleur de sel de Noirmoutiers,
ou bien encore raconter l'expérience "presque" mystique qu'il ressent en
dégustant des truffes, pour avoir subitement envie, à son tour, de se délecter de ces
nourritures terrestres. Qui plus est lorsque celles-ci sont exaltées par le talent
humain. Le chef s'exprime alors avec une telle flamme qu'il met immanquablement l'eau à
la bouche de ses invités et va même parfois jusqu'à leur procurer quelques frissons de
plaisir.
Difficile, en effet, dans ces moments-là, de rencontrer un individu aussi passionné par
son métier et amoureux de la vie que lui. Une nature pareille est à coup sûr peu
ordinaire ! Alain Ducasse n'est de fait pas du signe de la Vierge pour rien. Des défis
personnels, il ne manque jamais de s'en lancer. Et ce malgré l'existence qui s'acharne à
le faire renoncer en lui imposant certaines "épreuves".
"Les odeurs de la cuisine du dimanche"
Son histoire commence toutefois sous les meilleurs auspices. Né dans une ferme landaise,
en Chalosse (Tarn-et-Garonne), il connaît une enfance heureuse entouré de vaches,
cochons, oies et autres canards ventrus. Excellente cuisinière, sa grand-mère lui donne
très tôt l'envie d'aller tremper son doigt dans les casseroles et autres rondeaux. "Aujourd'hui
encore, je me souviens de ma grand-mère préparant le foie gras et je sens les odeurs de
sa cuisine du dimanche", confie le chef rêveur. Et d'ajouter :
"Tout comme je ne peux oublier les parties de pêche aux gardons avec mon grand-père
et nos longues promenades à travers les forêts." Autant de souvenirs qui
expliquent en grande partie le goût précoce, mais également profond, du petit Alain
pour les choses de qualité et les plats ne conservant que l'essentiel.
A douze ans, le gamin, déjà sacrément sûr de lui, décrète donc qu'il sera cuisinier.
Un choix qui ne plaît guère à ses parents. D'autant que cette chère petite tête brune
aurait dû, comme tout bon fils aîné qui se respecte, reprendre l'exploitation
familiale. Qu'à cela ne tienne se dit le père. "Tu veux être chef de cuisine,
mon petit gars. Alors va donc faire tes classes !" Agé de 16 ans, le petit
bonhomme entre ainsi au restaurant Le Pavillon Landais à Soustons pour se frotter aux
joies et galères du métier. "La base de cette profession est un véritable
cauchemar", reconnaît d'ailleurs volontiers l'intéressé.
Sa détermination reste cependant sans faille. A tel point qu'il accepte d'aller user ses
fonds de culotte sur les bancs de l'école hôtelière de Bordeaux. Et, il n'en démordra
jamais plus : chef, il sera. A force de ténacité, il devient tout d'abord apprenti chez
Michel Guérard à Eugénie-les-Bains. Puis endosse le rôle de second chez Roger Vergé
au Moulin de Mougins où il apprend les fondements de la cuisine provençale.
"Miraculé"
La rencontre avec son maître spirituel, Alain Chapel, à Mionnay (Ain) en 1977,
bouleverse sa conception de la cuisine. "Il avait un niveau d'exigence et de
qualité extrêmement précis", raconte l'ancien élève encore admiratif. De
cette période, Alain Ducasse garde cette capacité de concentration qu'on n'acquiert que
dans le travail intensif et précis. Celui qui vous laisse parfois hagard, le regard vide,
mais vous conduit à la perfection.
Capable de voler de ses propres ailes, l'oiseau finit évidemment un beau jour par quitter
son nid. Chef à L'Amandier dans un premier temps, il atterrit plus tard au restaurant La
Terrasse de l'hôtel Juana à Juan-les-Pins. Où il décroche, bien sûr, ses deux
premiers macarons au guide Michelin. Tout paraît alors rouler comme sur des roulettes et
les trois étoiles à la portée du jeune et fringuant cuisinier landais. Le destin va
cependant freiner son ascension vers la récompense suprême.
Au début du mois d'août 1984, il survole les Alpes dans un petit avion privé en
direction de Courchevel où on l'attend pour diriger les cuisines du Byblos des Neiges.
Hélas, un violent orage survient. L'appareil n'y résiste pas et s'écrase contre les
flancs de la montagne. Ces compagnons périssent. Seul rescapé de cette tragédie, Alain
est quasiment aveugle. Quant à l'usage de ses jambes, le diagnostic s'annonce des plus
sombres. "La douleur était telle qu'il m'arrivait parfois de boire les ampoules
de morphine", se rappelle le chef en grimaçant. Et de préciser : "A
cette époque, plus personne ne croyait en moi."
Et pourtant ! Après avoir subi quatorze opérations, Alain retrouve toutes ses facultés.
Mieux. Ces dernières semblent décuplées. Il s'agit désormais pour le jeune chef de ne
plus gâcher une seule minute en bayant aux corneilles ou bien en lézardant au soleil. "On
n'est pas là pour peigner la girafe ! Il faut avancer", plaisante ainsi
fréquemment Ducasse. n
© Pierre Hussenot
L'Auberge de la Bastide de Moustiers, charmante maison nichée au cur de la
Provence, affiche complet depuis le mois d'avril.
Jamais content
A croire réellement que ce "miraculé" veut dorénavant tout entreprendre, et
plus encore, de ce qui est humainement possible pour essayer de fixer le temps qui lui
échappe et l'entraîne dans son sillage...
Avoir frôlé la mort, ça a de quoi vous changer la vie. Toujours est-il que cet homme,
à la quarantaine aujourd'hui séduisante, met les bouchées doubles au moment opportun.
Et ce sans jamais faillir à sa règle d'or : chercher à perfectionner ce qu'il a déjà
réussi la veille. "Il ne se contente de rien ! Le souci de la perfection le
pousse en avant comme l'un des plus puissants turbos", affirme Laurent Plantier,
l'un de ses associés.
Résultat : il obtient à l'âge de 33 ans, et en moins de 33 mois, trois étoiles pour sa
cuisine du Sud, au Louis XV, dans la Principauté. Une performance. En 1996, il succède
à Joël Robuchon à Paris, au restaurant de L'Hôtel du Parc, avenue Raymond Poincaré
(16e arrondissement). Quelques mois passent. Et le voilà récoltant à nouveau "les
fameux lauriers" (trois étoiles) dans la Ville Lumière. Sur sa lancée, il
enchaîne livre sur livre (une dizaine à ce jour), crée une ligne de produits (Objets :
Saveurs) et dispense ses conseils à diverses grandes maisons et restaurants (les
champagnes Lanson, Zepter, Vac-Sy, Il Cortile, Le Relais du Parc...).
Sans oublier, plus récemment, le rachat d'une charmante auberge, La Bastide de Moustiers
en Haute-Provence, et la toute prochaine ouverture (décembre 1999) de L'Hostellerie de
l'Abbaye de la Celle (Var). Ajoutons à cette liste l'acquisition de la société
exploitant l'enseigne Châteaux et Hôtels Indépendants (rebaptisée Châteaux et Hôtels
de France), la création de Spoon Food & Wine (propriétaire de la marque et du
concept) et celle de Bar & Buf à Monaco (pour le compte de la SBM).
Des activités diverses et variées qui nécessitent a priori une incroyable énergie. Ce
qui pourtant n'a guère l'air de gêner le restaurateur aux six étoiles. Deux ou trois
aller-retours Paris-Nice chaque semaine, des vols réguliers vers New York ou Tokyo... on
dirait que le temps n'a pas d'emprise sur Alain Ducasse.
© Pierre Hussenot
Les clients rongent leur frein pour déjeuner ou dîner au restaurant Alain
Ducasse Paris. Presque deux mois d'attente actuellement.
Souci du détail
"J'ai besoin de très peu de sommeil", admet l'intéressé toujours sur
le qui-vive. "En dépit des décalages horaires, il n'est jamais fatigué !
Curieux de tout, il travaille sans arrêt", s'empresse d'ajouter Laurent
Plantier. Des qualités naturelles qui feraient pâlir plus d'un homme d'affaires en
transit dans un grand aéroport international. Mais qui permettent à ce quadragénaire
d'avoir dix nouvelles idées à la minute tout en menant à bien l'ensemble de ses
affaires.
Maintenir deux restaurants au sommet de la hiérarchie gastronomique française n'est
certes déjà pas aisé. Rajoutez-y la gestion d'hôtels de charme qui font un véritable
tabac (plus 100 % de taux d'occupation à La Bastide de Moustiers) et la conception de
formules de restauration originales. Et vous avez là une tâche titanesque. Alors, outre
l'insensibilité aux changements de fuseaux horaires, quel est donc le secret d'Alain
Ducasse ?
Elémentaire, mon cher Watson : de l'exigence, de la rigueur, de la discipline et de la
régularité. "Pour réussir à pratiquer autant de métiers différents (menus de
190 F à 1 500 F) et les rentabiliser, je dois être le meilleur. Ce qui signifie que je
n'ai pas le droit à l'erreur", indique le chef étoilé. Pas plus que ses
équipes d'ailleurs. "Vous devez gagner sa confiance en prouvant avec brio ce dont
vous êtes capable. Ensuite, mieux vaut être constant au quotidien. Car rien ne lui
échappe. C'est le détail qui, en effet, le mine", témoigne Denis Potier,
directeur d'exploitation de La Bastide de Moustiers.
Initiateur de talents
"Il connaît toutes les ficelles du métier. Alors, lorsqu'il y a problème,
autant ne pas lui mentir", surenchérit Franck Cerutti, responsable des cuisines
du Louis XV. Et le fidèle compagnon du sacro-saint patron depuis près de vingt ans de
souligner : "De temps en temps, il nous arrive de sérieusement nous accrocher.
Ses remarques sont néanmoins à chaque fois constructives." A croire que malgré
le tempo "enlevé" donné par le célèbre chef, les "musiciens" en
redemandent. "Il met tout le temps la pression. Vous devez toujours être sur la
même longueur d'onde que lui. Cela ne l'empêche pas de vous donner votre chance, une
fois vos qualités détectées. Et même si vous êtes jeune", insiste plein
d'enthousiasme Christian Julliard, 29 ans, chef de cuisine de Bar & Buf.
Bar & BufIl n'y a rien à dire ! Alain Ducasse déborde d'imagination. Et qui plus est de
qualités. Le restaurant Bar & Buf qu'il vient d'ouvrir au cur du Sporting
d'Ete à Monaco, en partenariat avec la Société des Bains de Mer (SBM), n'est en effet
vraiment pas comme les autres. Signé Philippe Starck, le décor intérieur allie tout
d'abord modernisme et tradition (bois, verre, cuir), ombre et lumière. La cuisine,
réalisée par Paul Valet, est elle d'un autre temps. Impossible de trouver plus
fonctionnelle ! On y trouve ainsi tous les modes de cuisson (dont une partie se donne en
spectacle en salle) : rôtissoire, plancha, salamandre à infrarouge, wok, induction,
cocotte... |
Cuisinier, gestionnaire, créateur, homme médiatique... Alain Ducasse est aussi
effectivement un formateur né et un initiateur de talents. La preuve. Entre 115 et 125 de
ces "petits gars", tous plus jeunes les uns que les autres, officient à travers
la planète toute entière. Et pas à n'importe quel poste, s'il vous plaît ! Christophe
Megel, l'un de ses poulains, émarge aujourd'hui ainsi à 500 000 francs nets au Ritz
Carlton d'Osaka. Laurent Gras trône au Waldorf Astoria à New York. Sylvain Portay
orchestre les cuisines du Ritz Carlton de San Francisco... "Mon rêve serait que
l'on ne parle que de mes seconds", confesse le maître. Avancer en transmettant
son savoir et en déléguant, voilà encore un principe qui caractérise véritablement
Alain Ducasse.
Tout comme celui de s'entourer de collaborateurs experts dans leur spécialité
(Emmanuelle Perrier en charge de la communication, Céline Martin et Marion Walsh
attachées de presse, Nadège Marini pour Objets : Saveurs), mais également donner la
possibilité à certains d'évoluer vers de nouveaux horizons (Didier Elena en charge des
éditions et de la mise au point des nouveaux concepts, Frédéric Vardon pour Concept,
Gastronomie, Service) et recourir à des profils atypiques dans le secteur de
l'hôtellerie-restauration. En s'associant par exemple avec Laurent Plantier, diplômé du
Massachusetts Institute of Technology et ancien chef d'entreprise, l'homme de l'avenue
Raymond Poincaré fait preuve d'ouverture d'esprit.
De même qu'un grand restaurant a pour vocation d'être, selon le maestro, "une
sorte de conservatoire du patrimoine culturel français, un musée d'art moderne vivant,
où l'on préserve la tradition culinaire tout en essayant de coller à la société
contemporaine", Alain Ducasse a aussi, en réalité, parfaitement compris que la
profession devait savoir se projeter dans l'avenir.
© Hervé Amiard
Le rêve d'Alain Ducasse serait que l'on ne parle que de ses seconds.
Un laboratoire de réflexion
Ne reniant en rien terroir, origines ou histoire, ce restaurateur émérite s'ouvre donc
sur l'univers. "Partout dans le monde, je me rends sur les marchés et y mange.
C'est là en effet que se trouve la véritable culture des pays", insiste le chef
aux six étoiles, ébloui aussi bien par le crabe mou américain, le ceviche péruvien
qu'un bon morceau de lard français mijoté avec des pommes de terre. De tous ses voyages,
il ramène bien sûr un paquet d'idées inédites dans sa musette. De quoi d'ailleurs lui
donner l'occasion de rendre la cuisine française plus "accessible" et moins
formelle que ce qu'elle n'était par le passé.
"Avec lui, on sort des sentiers battus. Il a su s'ouvrir sur l'extérieur et a
tellement d'idées d'avant-garde que c'est un exemple pour moi", livre
sincèrement Reine Sammut, patronne de L'Auberge de la Fenière à Lourmarin. Et à propos
de nouveaux concepts, ils devraient encore fleurir au cours des prochaines années.
D'autant que le chef landais vient de monter "un laboratoire de réflexion" (De
Gustibus) à Argenteuil (Val-d'Oise).
"Ce lieu va être notre base à penser. Une sorte de clinique contemporaine de la
cuisine où nous pencher sur la restauration de demain", explique Alain Ducasse.
Et de conclure : "Notre métier va en effet vivre au cours des cinq prochaines
années une révolution identique à celle qu'a connue le papier avec l'arrivée de
l'informatique. Alors, il va nous falloir trouver des méthodes, notamment dans le cadre
de la mise en place des trente-cinq heures, pour évoluer."
Un sacré programme en perspective ! Sachant que, parallèlement, l'élève d'Alain Chapel
a récemment passé un accord avec Sun International pour décliner le concept Spoon dans
l'Hôtel Saint-Géran à Maurice (Spoon des îles). Et qu'il multiplie les traversées de
l'Atlantique (pas en solitaire, bien sûr) vers New York afin d'essaimer son savoir-faire
sur les bords de l'Hudson. Alors quand Alain Ducasse finira-t-il par s'arrêter ? "Lorsque
l'avion se posera...", ironise-t-il. *
Quelques menus de L'Hostellerie de l'Abbaye de la CelleMenu gastronomique Menu touristique |
Ducasse en quelques dates13/09/1956 naissance à Castelsarrasin 1972 |
Une équipe de choc en cuisine et en salleLe chef d'orchestre qu'est Alain Ducasse a sélectionné avec efficacité ses
"musiciens". C'est ainsi que Jean-François Piège, à Paris, et Franck Cerutti
à Monaco, gouvernent les cuisines des restaurants gastronomiques. Frédéric Robert,
patron de la pâtisserie du restaurant Alain Ducasse et du Louis XV, assure pour sa part
également les fonctions de consultant pour les établissements Il Cortile, Spoon Food
& Wine et le Relais du Parc. Olivier Robert, lui, a en charge la pâtisserie du Louis
XV tandis que Noël Bajor officie en qualité de chef sommelier à Monaco et Gérard
Margeon à Paris. Pour ce qui est de la responsabilité des salles, Denis Courtiade mène
la danse sur la Riviera et Benoît Peeters dans la capitale. Bruno Franck dans la Ville
Lumière, |
Combien pèse Alain Ducasse ?m 110 à 120 MF : chiffre d'affaires annuel des différentes activités que mène le chef (Alain Ducasse Paris, Louis XV, La Bastide de Moutiers, L'Abbaye de la Celle, Spoon Food & Wine, Bar & Buf, Il Cortile, Relais du Parc & Salons, Sam Cooking Consultant, De Gustibus Sarl, Objets : Saveurs, CGS et Châteaux et Hôtels de France) m 225 employés |
L'HÔTELLERIE n° 2630 Magazine 9 Septembre 1999