m Claire Cosson
Le jour se lève à peine.
Pas encore 7 heures du matin, en plein week-end, et les lumières sont déjà allumées
dans la résidence de Philippe Savry, à l'Abbaye des Vaux-de-Cernay (dans le département
des Yvelines). En attendant le fondateur du groupe hôtelier Hôtels Particuliers, l'un
des tracteurs du domaine (65 hectares de forêts et de prairies) ronronne calmement avant
de passer à l'action.
La soixantaine séduisante, le maître des lieux s'apprête en effet à aller tailler
quelques arbres tout en peaufinant l'ordonnancement de ses jardins. Non par goût extrême
pour la culture physique, ainsi que pourrait le laisser supposer sa profession d'origine
(kinésithérapeute). Mais tout simplement par instinct. Comme pour assouvir ses profonds
besoins de "bâtisseur". Du reste, s'il possède aujourd'hui huit très belles
demeures de caractère totalisant quelque 400 chambres (son frère jumeau, Gérard,
exploitant pour sa part trois établissements dans le sud de la France), ce n'est pas
uniquement parce que, tel un gémeaux, son esprit souple et alerte le conduit à être en
mouvement très souvent. C'est avant tout à cause de sa passion pour les vieilles pierres
et son besoin de les sauver de la ruine. A noter d'ailleurs à ce sujet que toutes ses
maisons sont inscrites à l'inventaire des Monuments historiques ou dans des sites
protégés.
"Dès l'âge de quinze ans, je n'avais qu'une seule idée en tête : restaurer un
château médiéval", avoue volontiers, avec un large sourire, l'intéressé. Un
rêve aujourd'hui devenu réalité qui a dû, en son temps, faire le bonheur des parents
de Philippe Savry. Comme tout bon Auvergnat qui se respecte, ces derniers avaient de fait
enseigné à leurs rejetons plusieurs de leurs valeurs essentielles telles l'attachement
au patrimoine immobilier et au savoir-vivre.
93 millions de chiffre d'affaires
Ajoutons à cela qu'avec un grand-père maître d'hôtel-cuisinier dans les palaces de
"la belle époque" et un père hôtelier à Paris, les enfants Savry avaient de
quoi mordre à "l'hameçon" de l'hôtellerie. Le destin en a pourtant voulu au
début tout à fait autrement. Après trois années de pharmacie, Philippe Savry décide
en effet de se consacrer à la "restauration" des corps et ouvre son premier
cabinet de kinésithérapie à Nantes. L'affaire tourne plutôt bien. Mais le rêve
d'enfance revient sans cesse à la charge.
De tempérament peu disposé à la routine, l'envie de bouger et de bâtir se fait
effectivement sentir chaque jour davantage chez le jeune kinésithérapeute. Scier des
plâtres et remettre sur pied les accidentés ne suffisent plus à palier l'énergie qui
dévore Philippe Savry. Alors, l'occasion faisant le larron, le jeune homme succombe, en
1966, à sa véritable passion. Il s'en va ainsi "réparer" les vieilles pierres
et acquiert sa première demeure, l'Hôtel du général d'Elbée (bâtisse du XVIIIe), sur
l'île de Noirmoutier.
"Je n'avais alors pas un sou en poche. Il m'a donc fallu emprunter 50 000 francs
à mes parents, une somme identique à des amis et 100 000 francs à la banque pour
financer ce projet", raconte Philippe Savry. Et d'ajouter : "Au début,
l'hôtellerie a été un prétexte pour faire revivre cet ancien édifice."
Prétexte sacrément intéressant. Puisqu'au terme de l'exercice 1999, il représentera
quelque 93 millions de chiffre d'affaires HT (hors les hôtels de Gérard Savry) pour un
résultat brut d'exploitation proche des 19 millions. Sans oublier la constitution d'une
solide équipe, composée de 400 à 450 collaborateurs en fonction des saisons.
Blouse blanche - bleu de travail
Car, une fois lancé dans cette aventure, le jeune Savry ne pourra effectivement plus
décrocher. Dévoré par celui qu'il appelle son "premier enfant", l'Hôtel du
général d'Elbée (30 chambres et petits salons), il va, dans les premiers temps,
alterner blouse blanc et bleu de travail. Durant trois longues années, il sue ainsi sang
et eau, partageant bons et mauvais moments avec les maçons, les électriciens et autres
corps de métier du bâtiment pour parvenir à restaurer l'édifice. Quand on aime, on ne
compte pas !
A peine les travaux sont-ils achevés (1969) que voilà l'amoureux transit du Moyen-Age
prêt à rééditer l'exploit des "bâtisseurs de cathédrales". Propriétaire
d'un terrain à la Guérinière, toujours sur l'île de Noirmoutier, Philippe Savry érige
cette fois-ci le Village de Punta Lara (3 étoiles doté de 60 chambres, un restaurant, un
grill, une piscine et des salles pouvant accueillir de 30 à 200 personnes). Fidèle à
ses habitudes, il travaille avec des petits artisans du coin pour construire cette
charmante demeure au bord de l'Atlantique. "J'ai des amis architectes, mais jamais
comme entrepreneurs", ironise le fondateur du groupe Hôtels Particuliers
lorsqu'on lui demande pourquoi il se charge de l'agencement de ses établissements.
Les années passent. Et, nouveau coup de "pierres". Philippe Savry tombe sous le
charme de l'Abbaye de Villeneuve (Route de la Roche-sur-Yon, 44840 Nantes). Il cède à la
tentation de cette "Notre-Dame" (coût 180 000 francs) où l'on peut admirer le
colombage de la charpente, des plafonds à la française et autres merveilles. Sans
oublier bien sûr un superbe grand escalier menant aux appartements du prieur et les
éléments d'un ancien cloître.
"Bien au-delà du gîte et du couvert"
Devant tant de splendeurs, notre kinésithérapeute n'y tient plus. Résultat : il
abandonne définitivement le corps médical pour soigner les "maux" de lieux
privilégiés. "C'est exceptionnel de redonner vie à des sites historiques. On
participe à quelque chose de concret en exhumant le passé de personnages célèbres. En
outre, grâce à l'hôtellerie, on peut partager cette passion avec autrui",
avoue Philippe Savry. Et de préciser : "A travers nos hôtels, nous voulions en
fait offrir à nos hôtes d'autres itinéraires, bien au-delà du gîte et du couvert,
d'autres nourritures..."
Une philosophie très personnelle, qui permet à l'évidence de développer des maisons
pas tout à fait comme les autres. Autrement dit "particulières". D'autant plus
d'ailleurs que chacune des huit demeures aujourd'hui exploitées par Philippe Savry exalte
une époque différente. Au château d'Ermenonville, par exemple, où Jean-Jacques
Rousseau, "le promeneur solitaire", finit ses jours, l'heure est au Siècle des
lumières. Aux portes de Normandie, le château de Brécourt, construit de briques et de
pierres, illustre lui le style Louis XIII. Quant à l'Abbaye des Vaux-de-Cernay (reprise
en 1988), l'un des plus beaux fleurons du groupe et de l'Ordre de Cîteaux, elle symbolise
à elle seule la force et le mystère du Moyen-Age.
En fait, lorsque les clients, pour la grande majorité de nationalité française,
séjournent dans l'un des Hôtels Particuliers, ils viennent y chercher le repos de l'âme
bien sûr. Mais, également des sensations vraies. "Cela change de l'arrogance et
du mauvais goût de certains palaces actuels. Ces lieux sont eux d'une remarquable
authenticité", confie un patron d'entreprise, habitué des Hôtels Particuliers.
Pourfendeur du "faux semblant"
Pourfendeur du "faux semblant" et du "luxe tapageur", Philippe Savry
se refuse en effet à recourir aux artifices de la société actuelle. "Chez moi,
tout n'est pas axé sur le luxe et la panse", admet-t-il. La
"standardisation haut de gamme" est donc ainsi bannie de son vocabulaire. Au
final, pas une de ses chambres ne ressemble à l'autre, mais le bon goût y règne.
Inutile non plus de chercher le poste de télévision et le minibar. Il n'y en a pas ! Non
par économie, mais par principe et sens du service. "Les Hôtels Particuliers ne
se prêtent guère à de telles occupations. Nos hôtes ont mieux à observer : le regard
de leur compagne ou bien encore le paysage qui les entoure", argumente l'ancien
kiné.
Reste que pour tous les fans de matches de football ou autres sitcoms, un écran
cathodique demeure cependant disponible dans l'un des salons de chacun des hôtels. Ce
n'est pas pour autant qu'il y a foule en ces lieux. "En réalité, beaucoup de
clients sont satisfaits de cette politique et nous le font savoir par écrit. La magie des
sites suffit à les combler", affirme Philippe Savry. Ajoutons à cela qu'un
grand nombre d'animations, proposées par Castellum, société dirigée par Rodolphe Savry
(fils), peuvent plus aisément contribuer à occuper les après-midi maussades.
Sans compter sur la localisation géographique privilégiée des établissements qui donne
la possibilité à la clientèle de s'adonner au tourisme culturel. Car, sans en avoir
l'air, Philippe Savry, a en effet emprunté la méthode de Conrad Hilton : emplacement,
emplacement, emplacement. Toutes ses adresses sont ainsi assez judicieusement placées.
Ecarter les intermédiaires
Et bien qu'il s'en défende, déclarant tel Monsieur Jourdain faire de la gestion sans le
savoir, notre homme mène joliment sa barque. "Je ne dépense que ce que je peux
investir", déclare-t-il modestement. En attendant, ses affaires ont été bien
montées juridiquement (SNC + société d'exploitation pour chaque hôtel) et ne se
portent pas trop mal. A tel point d'ailleurs qu'outre des taux d'occupation honorables (68
% à l'Abbaye des Vaux-de-Cernay), il devrait prochainement mettre la main sur un nouveau
"joyau" médiéval : le château de Variellette à Saint-Flour. Sa recette ? "Un
peu de chance, un sens des opportunités inouï et une disponibilité de tous les
jours", témoigne André Charpentier, actuellement directeur général de
l'Abbaye des Vaux-de-Cernay.
Et d'ajouter : "Sans oublier ses qualités indéniables d'acheteur." Le
groupe des Hôtels Particuliers a en effet écarté les intermédiaires notamment en
matière de travaux et de décoration. D'où un gain de temps et d'argent considérable. "J'achète
moi-même les meubles, tissus et autres matériaux nécessaires à la réhabilitation des
domaines", raconte Philippe Savry. Parallèlement, les frais de siège sont
réduits à néant, chaque patron d'hôtel étant entièrement responsable de la bonne
marche de son entreprise. Ce qui n'empêche pas pour autant le "châtelain" de
prodiguer de bonnes conditions de travail à son état-major et ses troupes.
Esprit de France
"Notre métier est parfois difficile. Il est donc nécessaire de garantir à
chacun une certaine qualité de vie. C'est la raison pour laquelle j'ai choisi de loger
bon nombre de collaborateurs", confie Philippe Savry. Et puis autre corollaire à
la réussite des Hôtels Particuliers : le prix des prestations offertes aux clients. "Mon
intention n'a jamais été là non plus d'assassiner mes hôtes ! D'ailleurs nos tarifs
sont, à mon avis, tout à fait abordables. A l'exclusion des suites, nos chambres ne
dépassent jamais 1 600 francs. Sachant qu'au Haras par exemple, les standards débutent
à 290 francs", indique Philippe Savry.
Enfin, le groupe sait aussi prendre des risques lorsqu'il les juge nécessaires. Après
avoir quitté la chaîne des Relais & Châteaux en 1989, les Hôtels Particuliers
figurent encore et toujours parmi les bonnes adresses du marché hôtelier haut de gamme
français. Un état de fait qui les conduit d'ailleurs à lâcher à leur tour les
Châteaux et Hôtels de France dès le début 2000. Non pour faire cavalier seul. Mais
pour rejoindre le groupement Esprit de France "plus proche de nos valeurs",
estime Philippe Savry. n
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Ce qui fait aussi la spécificité et la différence d'un Hôtel ParticulierAu-delà "du voyage antérieur" que vous propose l'authenticité de ces
domaines, le seul vrai luxe aujourd'hui n'est-il pas lié à la notion d'espace et de
liberté ? Ces qualités sont toujours acquises dans un Hôtel Particulier, loin des lieux
à la mode, et des "jeux du cirque" de notre époque. N.B. : il existe cependant un salon télévision (parce que nous ne sommes pas seulement passéistes). |
Les Hôtels Particuliersm
Château d'Ermenonville, 60950 Ermenonville |
L'HÔTELLERIE n° 2634 Magazine 7 Octobre 1999