Le colloque organisé par l'ACTIA* en octobre 1999 et qui avait pour thème "L'évaluation sensorielle, nouvelles exigences pour l'innovation et la qualité" a réuni plus de 200 représentants des industries agroalimentaires, des organismes certificateurs et des distributeurs. Une telle participation démontre bien que pour satisfaire les consommateurs d'aujourd'hui et de demain, il faut leur proposer de "bons" produits. Il y a environ vingt-cinq ans, au moment du développement de l'agroalimentaire et de l'intensification de l'agriculture et de l'élevage, on disait déjà "le bon goût disparaît". C'est peut-être pourquoi, à la même époque, des chercheurs éclairés - nologues, sociologues, scientifiques - ont mené des études approfondies sur le goût. Ainsi, Jacques Puisais, nologue, a fondé en 1976 l'Institut français du goût à Tours afin de mieux comprendre ce qu'est le goût, et la façon dont on le perçoit. Il a mis au point dans son laboratoire un programme d'éveil sensoriel chez les jeunes, publié dans un ouvrage intitulé Le Goût et L'Enfant (1987). Il fut le premier à sensibiliser les enfants et les adultes autour de l'acte de goûter en définissant une méthodologie, de l'enseignement du vocabulaire et des mécanismes plurisensoriels. Il a travaillé en étroite collaboration avec Matty Chiva, spécialiste du goût chez le nouveau né, ainsi qu'avec Patrick Mc Loed, médecin et neuro-physiologiste qui a créé, en 1975, le Laboratoire de neurobiologie sensorielle de l'Ecole pratique des hautes études où il effectue des recherches sur l'olfaction et le goût. Dans les années 70/75, apparaissent les termes "caractéristiques organoleptiques" et "analyses sensorielles" et les industries agroalimentaires les plus performantes commencent à se doter de laboratoires d'analyse sensorielle. C'est ainsi qu'en 1980 Nestlé France écrivait à l'ensemble de ses collaborateurs, dans une plaquette interne intitulée Le Sens de la réussite : "Ainsi, le goût, la texture, l'arôme, l'aspect, la couleur sont des attributs sensoriels prioritaires auxquels nous devons apporter tous nos soins. Recueillir des informations sur les aspects sensoriels de nos produits représente une phase incontournable pour notre réussite. Nous avons créé en 1980 une structure souple et opérationnelle pour répondre à cette nécessité. Piloté par une équipe pluridisciplinaire d'ingénieurs, le laboratoire d'analyse sensorielle élabore des techniques et assure pour chaque produit le développement de tests. Il fonctionne uniquement grâce aux collaborateurs de l'entreprise, premiers dégustateurs et premiers consommateurs de nos produits."
Pour optimiser les résultats, les tests d'évaluation sensorielle doivent être
réalisés dans une salle spécialement aménagée à cet effet.
Des IAA à l'artisan pour plaire aux consommateurs
De nos jours, le laboratoire d'évaluation sensorielle de Nestlé France ne se contente
plus de faire appel à ses collaborateurs pour comprendre un produit et expliquer pourquoi
il est apprécié ou rejeté par les consommateurs. Il utilise les résultats des études
menées par des experts internes qui établissent le profil sensoriel des produits en
collaboration avec des testeurs et fait réaliser des tests consommateurs par des
instituts de recherches marketing spécialisés. "L'évaluation sensorielle est le
dernier des contrôles qualité réalisés sur un produit, commente Pascale Lacroix,
responsable évaluation sensorielle Nestlé France. Si les résultats ne sont pas
satisfaisants, le produit n'est pas mis sur le marché." Le laboratoire Nestlé
France fait partie du réseau sensoriel du CRN (Centre de recherche Nestlé) fondé à
Lausanne en 1987. Au CRN, le Laboratoire sensoriel compte onze personnes - dont cinq
analystes sensoriels - qui sont en permanence en contact avec les 300 personnes du réseau
sensoriel Nestlé réparties dans le monde entier. "Le premier critère de
qualité d'un produit alimentaire pour un industriel, explique Emmanuelle
Belin-Batard, Sensory Analyst au Department of Food Science and Process Research de
Nestlé Lausanne, est la satisfaction du consommateur. Si par le passé, ce dernier,
souvent en situation de monopole, pouvait définir lui-même la qualité, les lois de la
concurrence actuelle ont bien modifié les données. Aujourd'hui, c'est le consommateur
qui décide." Pour mieux répondre aux attentes des consommateurs, Nestlé
s'appuie donc sur l'évaluation sensorielle de ses produits et de ceux de ses concurrents.
"Ainsi, poursuit Emmanuelle Belin-Batard, nous faisons appel à
l'évaluation sensorielle lors de la mise au point d'un produit ou lors de la modification
d'un de ses ingrédients pour comprendre l'influence des ingrédients, des procédés sur
ses caractéristiques organoleptiques. L'évaluation sensorielle nous permet aussi de nous
assurer de la constance de la qualité de nos produits et de surveiller leur évolution
tout au cours de leur vie. Cette méthode nous est aussi très utile pour optimiser la
qualité. Pour cela, nous déterminons le profil sensoriel des produits avec des
descripteurs (du vocabulaire bien précis) et nous étudions quel est le descripteur
déterminant pour le consommateur. L'évaluation sensorielle permet enfin de surveiller
régulièrement la concurrence afin de voir comment nos produits se situent par rapport
aux autres. Les résultats des analyses sensorielles réalisées dans le cadre de
l'optimisation de la qualité et de la surveillance de la concurrence doivent être
rapprochés de résultats d'enquêtes consommateurs et d'études de marché menées par le
marketing. Le tout est analysé par des statisticiens." Ces approches sont encore
si récentes que les responsables marketing, recherche et développement ne possédant pas
le même vocabulaire ont parfois du mal à communiquer donc à travailler en étroite
collaboration. Néanmoins, les entreprises grandes et petites sont de plus en plus
nombreuses à faire appel à cette méthode. Celles qui n'ont pas les moyens de se doter
d'un laboratoire d'évaluation sensorielle font appel à des consultants. Ainsi,
Christophe Prouteau, codirecteur de l'Institut de dégustation à Tours, réalise des
évaluations sensorielles pour des producteurs fermiers (miel, châtaignes...) qui veulent
définir le vocabulaire afin de savoir parler de leurs produits à leurs clients ou bien
qui entament des démarches pour obtenir un label ou une certification.
Séance de dégustation en lumière verte au Centre de recherche Nestlé (CNR).Doc
CRN Centre de Recherche Nestlé
Label Rouge pour garantir la qualité supérieure
Pour M. Falconnet, vice-président de la section examens des référentiels de la
Commission nationale des labels et certifications de produits alimentaires, pas de doute,
l'évaluation sensorielle est un outil indispensable pour les démarches de labellisation
et certification de produits alimentaires. "Il y a encore cinq ou six ans,
explique-t-il, pour attribuer un Label Rouge, la Commission réunissait une dizaine
"d'experts" pour goûter les produits et donner leur avis. Cette méthode n'est
plus acceptable aujourd'hui. Maintenant, nous demandons aux producteurs demandeurs d'un
Label Rouge de nous fournir, en plus du cahier des charges relatif au mode de production,
le profil sensoriel du produit. Le producteur doit mettre en évidence les
caractéristiques sensorielles qui en font la supériorité." La création d'un
nouveau Label Rouge oblige aujourd'hui le producteur à réaliser de nombreuses
évaluations sensorielles. Il faut un an voire deux pour établir le cahier des charges.
Toutes ces études sont indispensables pour s'assurer que le produit est techniquement
réalisable et qu'il plaira aux consommateurs. Le produit Label Rouge n'est pas un produit
traditionnel, il n'est pas non plus fait pour le consommateur moyen. Il est destiné au
consommateur amateur qui représente 10 à 20 % de la population française. "De
ce fait, poursuit M. Falconnet, nous avons attribué le Label Rouge à la purée de
carottes Créaline que la majorité des consommateurs, lors des évaluations sensorielles,
avaient rejetée parce qu'elle avait trop de goût selon eux." Par ailleurs, pour
garantir l'image et la qualité organoleptiques des produits Label Rouge, la Commission
demande désormais aux producteurs de mettre en place la traçabilité du produit. Par
exemple, pour la charcuterie, les producteurs doivent intégrer tout ce qui fait une bonne
matière première : souche du porc, vitesse de croissance, nourriture... Des contrôles
doivent être effectués jusque chez le fabricant d'aliments pour animaux. En ce qui
concerne les certifications attribuées à certains fruits, M. Falconnet entend bien
remettre les pendules à l'heure. "Jusqu'alors, pour les certifications de
conformité des fruits, poursuit-il, on ne faisait pas du tout référence au
goût. Dès l'an 2000, nous refuserons toute certification à des fruits dont le taux de
sucre ne correspond pas à un minimum fixé." Toutes ces décisions en faveur du
goût posent des problèmes à certains producteurs. "Lors de réunions avec nos
adhérents, explique Françoise Focqué, directeur du CERQUA*, beaucoup sont
hostiles aux évaluations sensorielles parce qu'elles coûtent cher. Mais pour nous, la
qualité supérieure d'un produit Label Rouge doit être constatée par les consommateurs
et ne doit pas être seulement une revendication des producteurs. L'évaluation
sensorielle est notre préoccupation majeure. Elle est un préalable pour obtenir le Label
Rouge, elle sert à en démontrer la qualité supérieure, elle permet d'assurer la
pérennité d'une qualité supérieure, de vérifier qu'il n'y a pas de dérive ou bien de
les corriger et c'est un véritable outil de progrès."
La Purée de carottes Créaline de Ryckeboer bénéficie d'un Label Rouge parce
qu'elle présente un "bon goût de carottes".
Tout producteur de charcuterie candidat au Label Rouge devra désormais mettre en
place la traçabilité.
AOC pour préserver la typicité
Si la qualité d'un produit Label Rouge est liée à la qualité du savoir-faire, celle
d'un produit AOC * est plutôt liée aux caractéristiques du terroir. "Les
méthodes classiques d'évaluation sensorielle utilisées pour les produits issus de
l'agroalimentaire, explique Jules Tourmeau, délégué national à l'INAO*, sont
mal adaptées pour les AOC. En effet, les produits appartenant à une même AOC
présentent une grande variabilité. Cependant, nous tenons à conserver ces typicités.
Nous tenons à préserver ce qui fait la valeur d'un produit agricole, qui reflète le
terroir mais aussi le travail et le savoir-faire du producteur, même si le consommateur
peut ne pas connaître les caractéristiques organoleptiques de ce produit et ne pas les
apprécier." Jules Tourmeau possède une grande expérience de l'évaluation
sensorielle parce que c'est lui, avec trois de ses collègues, qui a publié en 1972 un
essai sur la dégustation des vins. Dans cet essai, après avoir recensé ce qui avait
été publié, il a fait une enquête auprès des viticulteurs afin de définir le
vocabulaire adapté à la dégustation des vins. Il a proposé le "verre à
dégustation de l'INAO" qui a fait l'objet d'une norme AFNOR. "A partir de
là, poursuit-il, la dégustation des vins et les études sur l'évaluation
sensorielle se sont développées et sont devenues la base de l'enseignement dans les
écoles d'nologie. La dégustation des vins AOC a été imposée en 1979. Ceci a
permis de faire un grand bon qualitatif." Depuis 1990, près d'une soixantaine de
produits autres que les vins bénéficient de l'AOC : fromages, huiles d'olive et olives
de Nyons, volaille de Bresse, lentilles du Puy, coco de Paimpol, taureau de Camargue...
mais ils ne sont pas astreints à une dégustation d'agrément. En fait, l'INAO est en
train de mettre au point l'évaluation sensorielle de ces produits. Les recherches
relatives à leur évaluation sensorielle n'ont été entamées qu'en 1996 pour certains
fromages (Langres, Mont d'Or, Sainte-Maure de Touraine) et pour la volaille de Bresse. Les
résultats de ces recherches menées par Jules Tourmeau et François Sauvageot de
l'ENSBANA à Dijon ont été présentés en octobre 1999. "Pour évaluer les
qualités gustatives de ces produits, explique Jules Tourmeau, nous proposons une
mesure sensorielle simple faisant intervenir les producteurs. Ces derniers travaillent sur
le profil sensoriel de leurs produits afin d'en définir les caractéristiques gustatives
et nous formons nos 250 agents à la dégustation de ces produits en collaboration avec
les producteurs." La formation se déroule sur le lieu même de production de
manière à intégrer la culture régionale et à visiter un site de production. Des
éléments techniques et scientifiques en lien avec la typicité des produits sont
apportés par des spécialistes de transformation. "J'espère ainsi, conclut
Jules Tourmeau, d'ici quatre à cinq ans obtenir des résultats intéressants sur
l'évaluation sensorielle de ces produits et sur la définition de leur vocabulaire."
Le goût n'est plus un vain mot !
m Bernadette Gutel
*ACTIA : Association de coordination technique pour l'industrie agroalimentaire
*CERQUA : Centre de développement des certifications des qualités agricoles et
alimentaires
*INAO : Institut national des appellations d'origine
*AOC : Appellation d'origine contrôlée
Le Langres a fait l'objet de recherches relatives à son évaluation sensorielle
par l'INAO.
L'évaluation sensorielle : une méthode récenteSous une facilité apparente, l'évaluation sensorielle, de nature subjective, se révèle en fait très complexe. Bien qu'étudiée depuis une quarantaine d'années, elle fait encore l'objet de beaucoup d'incompréhensions et de malentendus. Elle demande beaucoup de temps et d'argent afin de recueillir le maximum d'informations auprès d'un maximum de consommateurs. Selon les objectifs de l'industriel, ces évaluations sensorielles sont réalisées soit par des consommateurs soit par un jury entraîné à goûter tel ou tel type de produits pour en définir par exemple le profil sensoriel. Pour les tests consommateurs, le Guide de bonnes pratiques de l'évaluation sensorielle recommande de faire appel à 60 voire 80 consommateurs. Nestlé France estime qu'il faut recueillir l'avis d'au moins 120 consommateurs pour obtenir des résultats valables. Il va sans dire que toutes ces analyses sont coûteuses. |
Guide des bonnes pratiques de l'évaluation sensorielleLe Guide de bonne pratiques de l'évaluation sensorielle s'adresse à tous les acteurs des filières alimentaires : producteurs, industriels, distributeurs, centres techniques et laboratoires. (Il est un peu "technique" pour les restaurateurs). L'évaluation sensorielle étant une discipline encore nouvelle, elle nécessite une approche rigoureuse. Ce guide répertorie les objectifs et les méthodes des démarches d'évaluation sensorielle. Il explique bien la différence entre les démarches analytiques qui permettent de mesurer les caractéristiques sensorielles d'un produit, des démarches hédonistes qui évaluent, auprès de groupes identifiés de consommateurs, l'acceptabilité ou la préférence entre produits. Il définit par ailleurs les modalités d'une assurance qualité concernant les prestations en évaluation sensorielle. |
Vos commentaires : cliquez sur le Forum des Blogs des Experts
L'HÔTELLERIE n° 2648 Magazine 13 Janvier 2000