Aussi étonnant que cela puisse paraître, la Sécurité sociale a enfin décidé de rembourser certaines no-tes de restaurant. C'est dans un petit restaurant du quinzième arrondissement parisien qu'a débuté cette incroyable aventure. Le Choux Fleur Goûtu avait eu le premier l'idée de préparer des plats en adéquation avec le régime de ses clients. Au fur et à mesure, les clients satisfaits déposaient, en même temps que le règlement de leur note de restaurant, une photocopie du régime que leur avait concocté leur médecin. Michel Pebleau, directeur et cuisinier de l'établissement, prenait soin d'archiver ces ordonnances et de s'en servir pour étoffer sa carte. Les plats, tout d'abord d'une fadeur toute médicale, avaient au fil du temps réussi, par la grâce de M. Pebleau et par son génie, à marier des épices de toutes origines, à gagner les saveurs subtiles, ce qui a rapidement fait sa renommée.
Une idée avant-gardiste
En quelques mois, Le Choux Fleur Goûtu devenait le rendez-vous apprécié des astreints
au régime. Après un an, la carte s'étoffait de plus en plus, les aliments découvraient
de nouvelles saveurs et le bouche à oreille fonctionnait au sein du Tout-Paris. Ce ne
furent plus uniquement les malades ou les mal portants qui s'amassaient aux portes de
l'établissement, mais le tout un chacun, désireux tant de ne pas subir les assauts des
calories qu'impatient de déguster des plats qui apparaissaient comme des délices de
simplicité et de saveur.
De plus en plus d'établissements décidèrent alors de se lancer dans ce concept qui
avait l'avantage d'attirer à lui des clients à la fois aussi soucieux de leur ligne que
de la sensuelle complicité qui les unissait à la nourriture. M. Pebleau avait réussi
l'exploit d'unir Apollon et Epicure.
Une gestion professionnelle
Toutefois, le restaurateur ne se contentait pas d'être le poète des aliments que nous
connaissons tous aujourd'hui : c'était également un rigoureux gestionnaire, conscient
que la gloire et la qualité ne suffisent pas à la survie d'un établissement. Cette
rigueur l'amena à installer à chaque table un écran tactile, instrument très en vogue
mais qui n'était utilisé à l'époque que par le chef d'entreprise. Il en fit un
élément indissociable de la table, l'appareil se dévoilant ingénieusement au moment de
commander et se rétractant une fois la commande passée, de manière à laisser place aux
agapes.
L'appareil, qui ne connaissait pas encore les raffinements qui nous sont aujourd'hui
familiers, proposait cinquante plats classés dans différentes rubriques. L'instrument
donnait la composition de chaque mets, et le client pouvait, à volonté, décider
d'enlever tel ou tel ingrédient, selon son envie ou les besoins impérieux de son
régime. Il pouvait donc décider, soit de suivre strictement les prescriptions de son
praticien préféré, soit décider de lui-même de faire une entorse qu'il pouvait juger
bénigne à son régime. Les commandes arrivaient alors directement en cuisine où
l'ordinateur s'occupait de gérer la composition de chaque plat, dosant chaque menu selon
les convenances de chaque client, le chef officiant dans l'arrangement de chaque mets.
La bourrasque d'outre-Atlantique
Tout se passait pour le mieux jusqu'au fameux cas Willord que la mémoire collective des
restaurateurs considère encore aujourd'hui comme la pire décision que les tribunaux
aient pu infliger à une profession qui commençait à se redresser. Le sieur Willord,
sujet d'outre-Atlantique, avait eu vent par la presse des mérites de la restauration
française. Cherchant à réduire un excédent pondéral longtemps alimenté par la
nourriture américaine tout en désirant conserver le plaisir qu'il pouvait éprouver à
susciter le contact des aliments avec ses papilles gustatives, le sieur Willord avait
immédiatement pris deux sièges dans le premier avion en direction de Paris. Sitôt
arrivé, il s'empressa de rejoindre l'établissement à l'égard duquel le New York
Times ne tarissait pas d'éloges. Fidèle à la démesure américaine, l'énergumène
n'hésita pas à commander quelque six plats à lui seul, en omettant d'indiquer que son
médecin lui avait expressément interdit de manger salé pour cause d'allergie. Le
résultat ne se fit pas attendre, il fut couvert de boutons et boursouflé durant trois
semaines.
Suite à ce regrettable accident, l'enfant du hamburger, fidèle reflet de l'inflation
procédurière américaine, intenta un procès à notre cher restaurateur. Après plus de
cinq années de bataille juridique, l'Américain gagna l'affaire, au motif que le
restaurateur aurait dû faire attention et s'enquérir des contre-indications qu'avait
décelées le médecin avant de nourrir l'individu. La justice est ainsi faite qu'elle
réussit l'exploit de parvenir au résultat exactement inverse de celui recherché cinq
années auparavant : alors que Willord grossissait à vue d'il, M. Pebleau avait,
lui, perdu plus de vingt-cinq kilos au cours de cette joute juridique.
L'innovation au service de la santé
C'est suite à ce regrettable incident que M. Pebleau décida, non pas d'abandonner, mais
au contraire d'améliorer sa formule afin de la rendre beaucoup plus sûre. Il trouva un
allié précieux à son projet dans la fameuse carte Sesame Vitale que les pouvoirs
publics avaient mise en place plusieurs dizaines d'années auparavant. La carte stockait
depuis lors le parcours médical de chaque Français, puis de chaque habitant de la
planète tellement son succès était devenu universel. M. Pebleau installa donc à chaque
table un lecteur de cartes à puce couplé à l'ordinateur chargé de présenter les
menus. Chaque client devait donc présenter sa carte et composer son code personnel
d'identification avant de pouvoir commander. En retour, l'ordinateur lisait les
informations de la carte et sélectionnait automatiquement les plats qui n'étaient pas
contraires au régime alimentaire du client, interdisant du même coup les mets ou les
ingrédients contre-indiqués. Au fur et à mesure, Pebleau améliora son procédé pour
arriver au système que nous connaissons tous aujourd'hui : le sélecteur de plats
informatique connecté à l'analyseur de saveurs. Ce dispositif permet de sélectionner
automatiquement, lorsqu'il est interdit au client d'ingérer telle ou telle substance, un
aliment de substitution et de modifier le plat afin qu'il ne perde rien de sa saveur. La
révolution était en marche et le blitzkrieg qui s'en suivit fut dévastateur ! Les
clients ne juraient plus que par ce dispositif, trop heureux de trouver un établissement
prenant aussi bien en charge leur santé que leur estomac. Ils étaient à la fois
déchargés de la décision douloureuse d'avoir à refuser un plat et étaient certains de
déguster un mets dont ils se souviendraient longtemps. Ils suivaient leurs prescriptions
médicales tout en y prenant plaisir !
Ce n'est que quelques années plus tard que les journaux, s'appuyant sur de sérieuses
enquêtes scientifiques et statistiques du CNRS, s'aperçurent que l'espérance de vie des
clients de ces établissements d'un genre nouveau s'allongeait de manière significative.
S'ensuivit alors de la part de l'unique organisation professionnelle un véritable
lobbying auprès du Parlement afin de faire prendre en charge une partie des notes de
restaurant par les organismes de Sécurité sociale.
Un résultat inattendu et bénéfique
Et contre toute attente, l'action, qui avait à l'origine pour but principal de faire
entendre la voix de la profession (selon le précepte bien connu qu'il faut de temps en
temps l'ouvrir pour que les gens s'aperçoivent que l'on existe encore), aboutit à une
loi dûment votée et promulguée par le chef du directoire. La neuvième République a
donc accouché hier d'une législation sociale propre à endiguer les maux principaux de
ce siècle : la surcharge pondérale et l'accident vasculaire. Ce matin, le président de
l'organisation professionnelle a manifesté son heureuse surprise devant le collège de
ses adhérents et a pu expliquer le vote en ces termes : "Il ne fait aucun doute
que les représentants des Etats fédérés ont mesuré, dans leur grande sagesse, tous
les bienfaits que pourrait avoir une telle mesure pour le bien-être de chacun."
Interrogé sur le fait que les députés constituent tout de même la part de la
population qui, selon les statistiques, est la première concernée par le poids et les
accidents cardiaques, le président du Parlement a rejeté en bloc ce qu'il qualifie de "calomnies
et médisances destinées à jeter le discrédit sur les acteurs de la vie sociale".
Quoi qu'il en soit, à partir d'aujourd'hui, tout client d'un restaurant homologué par le
Comité consultatif alimentaire fédéral recevra sur sa carte vitale, à la fin de chaque
repas, un nombre de points égal au nombre de calories qu'il aura perdues. Il pourra donc,
à la fin du mois, convertir ces points en argent virtuel auprès des serveurs des
organismes de Sécurité sociale.
Ce sont donc de substantielles économies pour nos compatriotes, et pour notre profession
d'excellentes rentrées d'argent en prévision !
m Cyril Pouant avec la collaboration de Christian Pouant
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L'HÔTELLERIE n° 2648 Magazine 13 Janvier 2000