Encore une brasserie belge de spécialités, qui fait sa fortune sur la très forte, très bonne et très provocatrice Delirium Tremens. Attention, succès.
Alain Simoneau
C'est une invraisemblable bouteille opaque, gris perle, dotée d'une étiquette bleu électrique, ornée d'éléphants roses. Cet éléphant rose, comme Jumbo de ses oreilles, a fait de sa couleur hors norme un atout. La Delirium Tremens a pris place dans les bars amateurs de nouveautés belges en Europe, en Amérique du Nord, aux Caraïbes, en Chine et au Japon. En décembre 1988, le brasseur flamand Jean De Laet, patron de Huyghe, une petite affaire située à Melle près de Gand, se trouve en Italie à la foire de Rimini. Les oreilles ouvertes comme des radars, car il a décidé de mettre le cap sur l'exportation afin de s'affranchir d'un marché intérieur saturé, trop étroit et dominé par le géant de Louvain futur Interbrew. Les Italiens lui demandent une forte. Banco. De retour à Melle, son équipe de maîtres crée la San Gregory, en trois coups de cuillère à pot et un seul brassin d'essai, à l'intuition, un peu au hasard. Cette nouvelle blonde forte prend place sur le marché italien en avril 1989. C'est une blonde sur lie de fermentation haute, filtrée, légèrement ambrée, dense et forte d'arôme malté, titrant 9 °, exécutée à l'aide de trois fermentations successives, la dernière en bouteille. Immédiatement, les Belges la veulent pour eux-mêmes. La San Gregory est un nom propriété de l'importateur italien. Il en faut un autre. Alors, raconte Alain De Laet, fils de Jean, à présent à la tête de l'affaire, commence un brainstorming, peut-être un peu arrosé, où s'impose une marque plutôt osée. La bière s'appellera Delirium Tremens. Elle sera conditionnée dans cette bouteille grise acquise en un lot des mains d'une brasserie allemande en faillite. Mauvais goût, provocation pour les malades, les vrais, et l'ordre public, second degré à boire comme tel avec modération ? En tout cas c'est un succès foudroyant dans les bars branchés de Belgique, et à l'exportation.
La meilleure bière du monde
Aux Etats-Unis, on apprécie assez peu en haut lieu. Il faut des mois d'efforts pour que
la vente soit autorisée. Mais c'est dans ce pays qu'en 1997, le chasseur d'innovations
brassicoles Stuart A. Kallen la désigne comme meilleure bière au monde. Alain De Laet va
exploiter le filon au maximum. Résultat : le produit est à la fois un objet et une
boisson de mode à cause de son aspect et de son côté sulfureux, et une bière de
dégustation pour les connaisseurs. Sans atteindre des volumes énormes, la Delirium
Tremens représente aujourd'hui le tiers de la production de Huyghe, qui dépasse à
présent les 50 000 hl, exportée à 65 % dans 40 pays. Huyghe dispose d'une gamme
complète, à base d'innovations, de très anciennes marques belges acquises par
croissance externe, et tout de même de pils pour satisfaire en particulier ses 250
clients obligés dans sa région. C'est ainsi qu'une affaire familiale à l'outil
vétuste, menacée de disparition au début des années 80, a pu survivre en se tournant
brutalement en 1985 vers les spécialités et un marché de niches. Il lui a fallu
investir beaucoup dans la qualité et la flexibilité de production, plus de 40 millions
de francs les dix dernières années.
La gamme de Huyghe est distribuée en France par Difcom en particulier, sans exclusivité.
Les grands réseaux ne dédaignent pas de l'ajouter à leurs gammes. La Delirium Tremens
est vendue avant tout en bouteilles, et Alain De Laet, pour des raisons de qualité et de
vitesse de rotation, a longtemps refusé de la vendre en fûts. C'est à présent le cas
pour de gros postes belges, en fûts de 20, 30, et même 50 litres. Le stade de la
confidentialité est largement dépassé. *
La Delirium Tremens a pris place dans les bars amateurs
de nouveautés belges en Europe, en Amérique du Nord,
aux Caraïbes, en Chine et au Japon.
La Delirium Tremens lancée en 1989 n'est plus seule.
La Guillotine (9,4 °) est tombée l'année suivante. En 1990-1991, c'est la Blanche des
neiges, lancée pour le marché américain. En 1995, Huyghe tente une ligne de bières
blanches aux fruits : la Floris witbier, les goûts fraise, passion, ninkeberry (fruits
exotiques). Puis suivent une griotte (une Kriek bruxelloise) plus classique, et une bière
au miel et une au chocolat. Plus récemment, Huyghe a lancé une version brune de la
Delirium Tremens, surnommée Nocturnum (notre photo). Aucune forme de sacralisation de la
bière n'arrête Alain De Laet qui, pour satisfaire les facétieux étudiants anversois,
mélange au tirage une boisson au cola à une bière maison. A Anvers, on appelle cela le
Mazout. Peu orthodoxe, mais très rémunérateur pour les bistrots d'étudiants.
Huyghe a également acquis d'autres petites affaires belges, qui lui permettent de
posséder les grandes familles de bières de ce pays, Kriek ou bières d'abbaye par
exemple.
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L'HÔTELLERIE n° 2683 Magazine 14 Septembre 2000