"Cet ouvrage paraît avec le siècle, il durera autant que lui. L'automobilisme vient de naître ; il se développera chaque année et le pneu avec lui, car le pneu est l'organe essentiel sans lequel l'automobile ne peut rouler." Les propos prophétiques d'Edouard et André Michelin sont confortés par l'expérience. Jamais le Guide Rouge ne s'est si bien porté. Tiré pour l'an 2000 à 880 254 exemplaires, il reste le plus crédible...
Jean-François Mesplède
Arrivé à bon port, Gillard
jubile. Journaliste à L'Auto, il s'est attaqué à un pari fou : joindre
Paris-Marseille en automobile. En 1900, on ne compte en France que 2 897 véhicules
immatriculés et le périple est tout ce qu'il y a de plus audacieux. "En quatre
jours, je n'ai croisé que deux voitures", témoigne-t-il.
Un petit livre rouge dépasse de sa poche. Il le montre sans se faire prier : guide Michelin.
Offert gracieusement, est-il précisé. Etudié pour les chauffeurs et les
vélocipédistes, l'ouvrage lui a été remis par son stockiste lorsqu'il est allé faire
préparer sa Delahaye à deux places.
Homme d'écriture, il a lu attentivement la préface. "Le présent ouvrage a le
désir de donner tous les renseignements qui peuvent être utiles à un chauffeur,
voyageant en France, pour approvisionner son automobile, pour la réparer, pour lui
permettre de se loger et de se nourrir, de correspondre par poste, télégraphe ou
téléphone."
Voilà qui est parfait. Sur les 400 pages du petit livre, une soixantaine sont consacrées
à l'instruction sur l'emploi des pneus Michelin pour voitures et automobiles. Montage,
démontage et réparations : tout est dit. L'essentiel du guide traite en détail les
possibilités offertes par près de 2 000 villes et villages sur lesquels on trouve tout
ou presque : indication des stations de chemin de fer, des bureaux de poste, de
télégraphe et de téléphone, des médecins et des pharmaciens, des mécaniciens et des
dépôts d'essence, dans près de 2 000 localités dont les chiffres de population sont
indiqués.
L'avenir dira que les frères Michelin ont réussi le "coup de marketing"
du siècle, sans imaginer un instant un succès aussi considérable. A l'origine, on
attribuait à André Michelin la paternité du projet. Il semble pourtant bien difficile
de dissocier les deux frères, et plus juste de rendre à Edouard l'industriel et à
André l'artiste et le touriste ce qui leur appartient.
Dans le fameux guide, on trouve aussi des adresses d'hôtels. A l'époque pourtant, il est
à peine question de tourisme. En 1900, le Larousse du XIXe siècle parle
simplement de "goût des déplacements et des voyages". Bien sûr, il
n'est pas davantage question de gastronomie. Pourtant les étoiles sont déjà là, mais
elles permettent de définir les gammes de prix proposés : une pour les hôtels, où il
faut compter dépenser de 7 à 10 francs par jour, vin compris, deux pour ceux où la
dépense est de 10 à 13 francs, trois enfin pour les hôtels où il faut compter plus de
13 francs.
L'Europe aussi
Au fil des années, le guide s'améliore. Les publicités d'établissements (Grand Hôtel
et restaurant du Chapon Fin à Bordeaux, Hôtel de l'Europe et d'Angleterre à Mâcon qui
seront dans la première promotion des 3 étoiles) voisinent avec celles des constructeurs
automobiles.
Michelin joue la carte de l'Europe : le premier guide paraît en Belgique en 1904,
en Suisse en 1908, en Allemagne et en Espagne en 1910, en Angleterre et Irlande l'année
suivante, tout comme dans les pays du soleil.
De 1915 à 1918, pour des raisons facilement compréhensibles, le guide ne paraît pas. On
le retrouve le 30 juin 1919, avec un tirage à 75 000 exemplaires et des excuses sur le
caractère fatalement incomplet compte tenu des circonstances. "Il est bien
entendu que certains renseignements donnés peuvent ne pas correspondre à la réalité."
En 1920 pour la dernière fois, le guide est offert aux chauffeurs. C'est André Michelin
qui a pris, dit-on, cette décision parce qu'il avait découvert que, dans un atelier, les
guides servaient davantage à caler un établi bancal qu'à renseigner les automobilistes.
"Les hommes ne respectent pas ce qui ne leur coûte rien", aurait-il
noté sur son carnet en décidant, selon une formule restée célèbre, de "faire
payer au client notre publicité".
Le 1er février 1922, 60 000 exemplaires du guide sont proposés à la vente à un prix de
7 francs. Toute publicité externe est désormais bannie et pour la première fois
figurent les adresses des hôtels parisiens. L'année suivante, dans quelques villes
importantes, les restaurants sont classés en trois catégories symbolisées par les
étoiles : de premier ordre (3 étoiles), moyens (2 étoiles), et modestes (1 étoile). En
1925, comme les hôtels, les restaurants seront classés en 5 catégories du "tout
premier ordre, grand luxe" à "simple, mais bien tenu". L'année
suivante, Michelin décerne pour la première fois une étoile de "bonne
table" à 46 maisons de province : le système est en marche.
En 1931, et pour 3 630 villes (dont Paris ne fait pas partie), la cuisine des hôtels et
restaurants est distinguée par 1 étoile "très bonne qualité", 2
étoiles "excellente qualité", et 3 étoiles "fine et justement
renommée". Cette année-là est marquée par le décès d'André Michelin qui
n'aura donc pas eu connaissance de la première promotion des 23 établissements 3
étoiles, publiée dans l'édition de 1933. Dans leur définition actuelle, les étoiles
de "bonne table" concernent toute la France, Paris y compris : trois pour
"une des meilleures tables de France, vaut le voyage", deux pour une
"cuisine excellente, mérite le détour" et une pour "une bonne
table dans la localité", qui deviendra "une bonne table dans sa
catégorie" en 1956.
"N'accepte aucune offrande"
Tout comme leurs restaurants, les hôtels sont toujours classés en cinq catégories.
Bibendum se plaît à souligner son souci d'avoir jugé en toute indépendance et,
précisant qu'il "n'accepte aucune offrande", mais qu'il attend avec
plaisir les appréciations et les critiques, imagine déjà l'aubaine "si les 100
000 lecteurs devenaient 100 000 collaborateurs !"
On arrive à la mouture actuelle du guide avec les symboles d'aujourd'hui. Outre les 3, 2
et 1 étoiles, il n'y a désormais que trois classes pour caractériser le confort des
restaurants avec une "simple, mais convenable", deux "bien, mais
sans luxe" et trois fourchettes "restaurant de luxe".
Quelques années plus tard, ce souci d'indépendance - jamais démenti depuis - est
réaffirmé. "Aucun hôtelier ne doit son inscription à un paiement quelconque ou
à une faveur directe ou indirecte. L'inscription d'un hôtel dans le guide Michelin est
absolument gratuite. Pour qu'aucune confusion ne puisse se produire, nous n'attribuons
aucun panonceau de recommandation pour les guides Michelin. En signant le présent
questionnaire, vous prenez l'engagement de ne pas en placer vous-même et de ne faire,
sous aucun prétexte et sous aucune forme, mention de votre recommandation. Si cette
prescription n'était pas rigoureusement observée, nous serions notamment dans
l'obligation de ne pas maintenir notre recommandation."
La guerre interrompt la parution du guide jusqu'en 1945. Assorties de leur définition
antérieure ("une des meilleures tables de France, vaut le voyage"), les
3 étoiles ne reviennent qu'en 1951 enfin où 733 restaurants sont étoilés : 675 à 1
étoile, 51 à 2 étoiles et 7 à 3 étoiles. Au fil des ans, la progression du nombre des
restaurants à ce niveau progresse sensiblement : 12 en 1954, 16 en 1973 et 22 en l'an
2000. Tous les plus grands noms de l'histoire de la cuisine française d'hier et
d'aujourd'hui ont été couronnés, de Point, Pic, Dumaine, Bise, Oliver, Thuilier et
Lasserre, à Ducasse, Veyrat, Bras et Martin, en passant par Bocuse, Haeberlin, Troisgros,
Robuchon, et Terrail recordman absolu de longévité avec 52 ans au sommet en son immuable
Tour d'Argent, pour ne citer que ceux-là. De rares cuisinières sont, elles aussi,
montées au sommet : Eugénie Brazier qui se paya le luxe de cumuler six étoiles, Marie
Bourgeois et Marguerite Bise en France, ou Mado Point qui assuma longtemps à Vienne
l'héritage du grand Fernand, Annie Féolde et Nadia Santini en Italie.
En phase avec son temps, le guide Michelin s'est ouvert sur l'Europe... mais il a
attendu 1972 pour couronner le premier chef "hors France" : ce fut, en Belgique,
Marcel Kreusch en sa Villa Lorraine à Uccle dans la région de Bruxelles. Depuis, une
trentaine de chefs ont pu suivre sa voie, donnant une dimension continentale au modeste
ouvrage créé, un jour de 1900, par deux frères clermontois. zzz18p
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L'HÔTELLERIE n° 2686 Magazine 05 Octobre 2000