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Pierre Orsi

Lyon, Chicago, Lyon

En septembre 1975, de retour des Etats-Unis, Pierre Orsi ouvrait avec son épouse Geneviève le restaurant portant son nom dans le quartier des Brotteaux à Lyon. Un quart de siècle plus tard, ce Meilleur ouvrier de France, qui fut l'un des premiers apprentis de Paul Bocuse, peut mesurer le chemin accompli...

m Jean-François Mesplède

Pierre Orsi pouvait-il échapper à un destin de cuisinier ? "Je n'avais pas le choix. On rentrait dans le métier", dit aujourd'hui le fils de Louis et Marthe, dont les noms furent associés tant à l'hôtel de Poleymieux dans les Monts du Lyonnais qu'au Comptoir de Lyon rue Tupin ou à la Bonne Table avenue Félix-Faure à Lyon. Pas le choix donc, mais la volonté de suivre les traces de Jeanne, la grand-mère maternelle, qui sut longtemps régaler les clients lyonnais de ses bistrots de la Croix-Rousse et de la rue Royale...
Apprentissage chez le père à Poleymieux, ville natale d'André-Marie Ampère, le père de l'électrodynamique. "Gamin, je tirais le vin et je lavais les bouteilles, je ramassais les feuilles mortes sur la terrasse, je chargeais la chaudière à charbon, je débarrassais les tables, j'écossais les petits pois et je pelais les asperges", se souvient-il. Plus tard, il a découvert d'autres bases, et lorsqu'un matin de 1956 il a débarqué chez Georges Bocuse en son auberge de Collonges au Mont d'Or, le malin Orsi savait déjà faire les tartes, vider les poulets et décortiquer les pattes de langoustes !
Etape importante et pour trois ans à Collonges. Avec Jacky Marguin et Roger Jaloux, Pierre Orsi fut l'un des premiers apprentis de Monsieur Paul dont il parle aujourd'hui encore avec une déférence mêlée d'affection et d'admiration.
"Il était terrible, résume-t-il. A 16 ans, ce n'était pas toujours facile, et nous avons eu les larmes aux yeux plus d'une fois. Quand Monsieur Paul levait la voix, c'était une terreur : on en oubliait de manger."

L'apprentissage du feu
A Collonges, le p'tit Pierre va de découvertes en découvertes. Les grenouilles vivantes ou les truites dans le vivier qui figurent sur une carte courte et d'un classicisme accompli. L'apprentissage du feu aussi avec la fameuse broche toujours en place aujourd'hui, "le succès de la maison, et la seule que j'ai vu bien fonctionner". La dextérité de Paul Bocuse enfin, inégalable dans sa manière de désosser un gigot, de vider et de découper une volaille. "Il y avait ce goût de bien faire et cette exigence continuelle de la qualité. Cette autorité, cette rigueur et ce perfectionnisme. Ce sont des choses qui marquent." Pierre Orsi n'oubliera jamais. Et surtout pas au moment de mettre le cap sur l'Angleterre, car il pressent que l'apprentissage de la langue de Shakespeare s'avère indispensable pour son avenir de chef. Le voilà donc dans une petite auberge des Cornouailles, seul Français d'une brigade réduite au minimum. Plus tard, la route se poursuivra sur les bords du lac d'Annecy, chez Bise à Talloires avec Marguerite et François. A Paris avec Alex Humbert chez Maxim's, puis au Cadran Bleu de Boulogne avec Pierre Laurent. "C'est dans la capitale que je me suis rendu compte que mon savoir était très limité. J'ai découvert des produits comme le turbot, les langoustines et le caviar, des choses que je n'avais jamais vues." C'est aussi à Paris que, sur les recommandations de Pierre Troisgros, Louis Vaudable le contacte pour lui proposer... l'Amérique. Alex Humbert cherche un chef pour le Maxim's de Chicago.
Dix ans tout juste après ses débuts à Collonges, Pierre Orsi saisit l'opportunité de partir pour le Nouveau Monde. Il y arrive en février 1967, alors qu'une bonne partie du pays est paralysée par la neige. Il découvre les fameux food cost et labor cost. "J'entendais ces mots pour la première fois. En France, on travaillait encore au jugé. Là, tout était pesé et l'on s'inquiétait du prix de revient. C'était le règne des chiffres : combien ça rapporte ? combien gagnera-t-on à la fin du mois ? En France aussi à l'époque, seule la salle était importante. Là, il y avait une certaine reconnaissance du travail des chefs", témoigne encore Pierre Orsi. Pendant presque dix ans, il peaufine son art, noue des amitiés indéfectibles avec Jean Banchet et Georges Perrier, décroche en 1972 le titre de MOF en même temps qu'Alain Chapel, Roger Vergé et Guy Legay, avant de se décider enfin à rentrer au pays.
En 1975, Maurice Bernachon, le roi des chocolatiers, lui signale une affaire intéressante sur la place Kléber. Dans un immeuble où logent encore une douzaine de locataires, Le Chateaubriand, qui eut jadis son heure de gloire, est à reprendre. Pierre Orsi n'hésite que très peu et la famille l'épaule pour les travaux de remise en état.
Paul Bocuse lui conseille de mettre son nom sur la porte et le journaliste Claude Jolly lui consacre un premier papier flatteur. Moins de deux mois après l'ouverture, le restaurant Pierre Orsi affiche déjà complet ! Très vite à l'étroit, le chef ne manque pas les occasions de s'agrandir : cinq ans après, les murs de l'immeuble voisin sont à vendre. Il achète et, comme un clin d'œil au nom de l'impasse voisine, baptise Cazenove la brasserie chic qu'il crée.
Chez Orsi, où la carte est à 80 % composée de poissons, on ne s'endort pas sur les lauriers fraîchement coupés. Les affaires marchent bien. "A l'époque, on gagnait beaucoup d'argent car l'Etat nous en laissait beaucoup." Plus tard, rêvant de s'agrandir, il peut racheter l'immeuble : 2 000 m2 sur trois niveaux et 20 MF de prêts totalement payés aujourd'hui ! La crise est là pourtant avec 35 % de baisse d'activité pour la profession. Mais fort de sa première étoile Michelin obtenue en 1979, "avec des couverts en inox et des serveuses relookées Laura Ashley", et de la seconde décrochée en 1981, Pierre Orsi tient le choc. Une dizaine d'années plus tard, avec la perte de la deuxième étoile, le restaurant connaît quelques difficultés. Des rumeurs circulent en ville et certains taxis hésitent même à en donner l'adresse... mais le capitaine est toujours à la barre.

Réputation de 'maison chère'
Plus tard encore, au cap du quart de siècle, le restaurant Pierre Orsi - boiseries, tentures, bronzes, objets et beaux livres - figure parmi les 'classiques' incontournables de Lyon avec ses 40 employés et ses 16 MF de chiffre d'affaires. Sa réputation de 'maison chère' aussi... ce que le propriétaire n'a jamais nié (1). "J'en suis conscient puisque notre ticket moyen est à 780 francs, mais j'ai toujours privilégié la qualité car je me suis rendu compte que c'était payant. J'estime avoir eu la chance d'avoir découvert le métier dans de belles maisons où il y avait ce même respect du produit. Certes, c'était très dur physiquement, mais j'ai appris des bases qui manqueront sans doute à la génération actuelle. Nous savions plumer les volailles, dépecer les grenouilles vivantes... la page est tournée." Point de regret sur la trajectoire. Pierre Orsi, un brin désabusé, déplore la taxation sur les salaires, la pénurie de personnel et les difficultés à digérer les nouvelles lois. "Je reconnais qu'il fallait une baisse sensible des horaires et je n'ai jamais tant travaillé physiquement. C'est indispensable pour entraîner la machine. Il faut être omniprésent et redoubler d'attention. A partir de janvier, nous fermerons deux jours par semaine. Il le faut."
A 62 ans, l'esprit vif comme un jeune homme, Pierre Orsi ignore le sens du mot retraite. "Je suis encore passionné, j'aime mon métier et j'apprécie d'avoir une belle maison. Notre métier, c'est le travail et la présence. C'est dur, et pour une maison comme nous sans chambre, c'est difficile. Bien sûr, ce que nous faisons représente un sacrifice par rapport à la vie familiale parce que le client passe avant les enfants." Des regrets ?
Non bien sûr. Tout juste un brin de désabusement. Peut-être... n

1) Depuis huit ans, son Réveillon Russe (2 000 F cette année) du 13 janvier affiche complet. Comme le fut le réveillon de l'an 2000 sur le thème du Festin de Babette à 3 500 F.


A gauche et à droite : Place Kléber, début de siècle et aujourd'hui.


La façade avec la plaque Orsi cuisinier et l'intérieur du restaurant.


1956 à Collonges : Premier rang : Jacky Marguin et Fritz, Irma Bocuse, Georges Bocuse, Roger Jaloux et Flambeau. Deuxième rang : Raymonde Bocuse, Paul Bocuse, Subra le serveur, Auguste Lieutaud, Pierre Orsi, Chaussière le plongeur. 2000 à Collonges : Pierre Orsi, Jacky Marguin, Paul Bocuse et Roger Jaloux. Comme le temps passe !


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L'HÔTELLERIE n° 2707 Magazine 1er Mars 2001


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