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à la une Léa Linster

Léa, une force de caractère

Lauréate du Bocuse d'or 1989, la Luxembourgeoise Léa Linster a vu sa vie changer. Elle aurait pu rester inconnue dans son petit village. Elle est aujourd'hui célèbre, étoilée par Michelin et bien dans sa peau. Heureuse aussi de faire un métier et de s'y sentir bien, avec quelques idées bien arrêtées sur la profession qu'elle exerce depuis vingt ans...

m Jean-François Mesplède

Frisange est un petit village luxembourgeois, à une douzaine de kilomètres de la capitale et à un jet de pierre de la frontière française. Léa Linster a passé là toute son enfance et y vit aujourd'hui. Le 27 avril 1955, troisième d'une famille de quatre enfants (trois filles, un garçon), elle a vu le jour à Differdange dans la maison familiale.
Née 'au milieu des casseroles', pouvait-elle échapper à son destin ? Sans doute pas, même si elle s'est longtemps défendue de vouloir "faire comme papa et maman". Papa surtout, Emile Linster, dont le bistrot du village portait le nom. Un modeste établissement comme on en trouve dans les petites bourgades : restaurant, mais aussi hôtel, jeu de quilles, bureau de tabac et station d'essence.
Confiseur et pâtissier de formation, le père laissait le plus souvent à Marie-Antoinette, son épouse, le soin de cuisiner pour les clients. "On dirait aujourd'hui que mon père était 'executive chef'. Je me souviens que, même si c'était assez simple, nous avons toujours très bien mangé à la maison. Rien n'était banal", raconte Léa.
C'est dans cette ambiance qu'elle grandit, n'hésitant pas, si le besoin s'en fait sentir, à mettre la main à la pâte. Vertus du mimétisme aidant, elle sait reproduire la cuisine maternelle - une parfaite autodidacte - et n'a aucun complexe si elle doit passer derrière le fourneau. Léa se fait donc la main, réussissant comme personne la mayonnaise et la chantilly. "J'avais le bras pour ça", témoigne-t-elle.

Une aptitude professionnelle à 14 ans
Léa est précoce. A 14 ans, un concours de circonstances l'amène à préparer son premier banquet : le Comité olympique de son pays, qui apprécie le restaurant d'Emile, a passé commande. Seize couverts pour un dîner, or sa mère est malade. Léa n'hésite pas : elle l'a souvent vue à l'œuvre et a retenu le moindre geste. Elle se met au travail, prépare parfaitement un coq au riesling et une tarte aux quetsches. L'adolescente est reçue avec les félicitations du jury. Voilà qui peut lui donner quelques pistes pour la suite de sa carrière.
L'idée se précise quelques années plus tard. A l'occasion d'un mariage, Léa a été fascinée par un groupe un peu bohème, mais travaillant à la perfection. Il ne lui a pas échappé que quelques femmes n'ont pas hésité à accaparer le cuisinier pour tenter de le séduire. "C'était assez flou et fascinant à la fois : ce talent partagé par les autres. Se retrouver dans le cœur des gens et séduire par sa cuisine. L'image m'a marquée..."
Ce jour-là, c'est à elle qu'il revient de préparer un repas de mariage commandé à sa mère. Là encore, elle n'a aucune appréhension à l'idée de cuisiner pour une quarantaine de personnes. Elle n'a alors que 18 ans..., mais trente ans après, elle n'a rien oublié du menu servi pour l'occasion : Consommé à la royale, Tranche de turbot pochée sauce mousseline, Filet de bœuf Wellington, Omelette norvégienne. Une nouvelle fois, l'examen est réussi avec mention. Dès lors, comment pourrait-elle imaginer une vie loin des fourneaux ? Pourtant, têtue, elle s'obstine. Elle n'a pas envie de suivre la voie toute tracée. Elle préfère se prouver qu'elle peut faire autre chose. Mieux à son idée. Elle privilégie des études de droit, à Metz. Son cursus doit la mener, sans grand enthousiasme vers une carrière dans la banque. Elle s'y prépare, tout en revenant régulièrement à la maison, cuisiner pour les... enterrements. La tradition veut que tous ceux qui ont suivi le cercueil se retrouvent ensuite à table, pour un ultime hommage au défunt. La mère de Léa propose une soupe dont sa fille garde un souvenir très précis. Ces clins d'œil de l'enfance qui marquent à jamais l'itinéraire du goût. "C'était un simple consommé de bœuf et de poule avec des œufs, du tapioca et du persil... mais c'était pour moi le meilleur plat du monde. Gamine, je souhaitais qu'il y ait un enterrement pour vivre ce grand moment. J'accompagnais la soupe d'une simple baguette de pain que j'étais allée acheter en France, et que je tartinais de beurre. Un vrai régal."

Un talent inné
Ces retours réguliers au bercail, cette jubilation de préparer les plats pour 'faire plaisir' la font hésiter sur son avenir. Elle comprend enfin qu'elle n'échappera pas à la force du destin. Le sien était d'égaler dans la gloire la grande Hélène Hiertz, étoilée par Michelin à Diekirch. Elle se décide enfin à abandonner les chiffres, n'entre à l'école hôtelière que pour y passer ses diplômes et s'installe à 25 ans. "En fait, je crois que je savais, au fond de moi, que je ne laisserai jamais tomber la maison familiale. J'aidais ma mère depuis longtemps et, confusément, je sentais que ce métier me plaisait bien. Je me suis rapidement aperçue que j'avais des facilités à faire mieux que l'ordinaire, que j'avais une sorte de talent inné. J'ai toujours eu le souci de soigner les détails. Je suis perfectionniste et capable d'apprendre très vite. Je savais tout cela mais, lorsqu'on est jeune, on n'a pas forcément envie de suivre la voie tracée par ses parents. Peut-être aussi semblait-elle trop évidente."


"J'avais une sorte de talent inné. J'ai toujours eu le souci de soigner les détails"

Elle a donc commencé, touchant à tout. A la cuisine bien sûr, mais servant aussi l'essence en maniant - proximité de la frontière oblige - toutes les devises : luxembourgeoises, mais aussi belges, françaises ou anglaises. Diplômes obtenus en 1981, Léa s'installe au fourneau en décembre de l'année suivante. Tout va ensuite très vite : en 1985, elle rachète l'établissement à ses parents et lui donne son nom ; en 1987 le guide Michelin lui accorde 1 étoile ; en 1989 elle remporte le Bocuse d'or, qui transforme sa vie ! "J'étais heureuse d'aller à Lyon car j'allais pouvoir rencontrer Bocuse, Troisgros et les autres. Je voulais aussi pouvoir inscrire sur ma carte un plat qui soit une signature, comme la Soupe aux truffes VGE pour Bocuse et l'Escalope de saumon à l'oseille pour Troisgros. Lorsque je suis arrivée, je me suis sentie portée par une force énorme. Je sentais que rien de fâcheux ne pouvait m'arriver."

Femme et mère comblée
De son propre aveu, son succès au Bocuse d'or lui fait gagner 10 ans... de notoriété. Journaux et télévisions s'intéressent à elle : elle est définitivement lancée. Son restaurant, où l'Agneau en croûte de pommes de terre, qui lui a permis de s'imposer, est devenu plat de référence, ne désemplit pas. Dans la foulée de ses succès, Léa espère bien décrocher une deuxième étoile au Michelin. Il n'en sera rien. Effacée par la venue au monde de Louis, né le 21 août 1990, la déception sera de courte durée. Et le gamin a le bon goût de naître un mardi, jour de fermeture du restaurant. "Un enfant change la vie, et je suis très heureuse d'avoir vécu ce moment. Je suis bien placée pour savoir qu'il n'est jamais facile d'être enfant de cuisinier, mais Louis accepte la situation et se débrouille très bien."
Pas facile non plus pour une femme d'entrer dans la carrière. Avec le temps et le recul nécessaire aux analyses sérieuses, Léa le concède volontiers. "Rien n'est simple car on se heurte aussi à un manque de confiance dans les femmes. Sur les principes de l'éducation paternelle, c'est mille fois plus difficile pour une femme de tout assumer, mais les illusions et les espoirs me tenaient. Je vois aussi une différence profonde entre la cuisine des hommes et des femmes : on dit généralement que la femme cuisine pour ceux qu'elle aime, et je crois que c'est très vrai. Il y a toujours cette volonté de donner, cet acte d'amour qui s'attache à la cuisine. Notre formation passe davantage par la transmission d'une culture orale que par l'instruction au sein d'une école. On se transmet tout ça de génération en génération. J'ai aussi le sentiment que l'on demande toujours à une femme de prouver davantage. Cela dit, je n'ai jamais regretté un millième de seconde d'avoir choisi ce métier."
Heureuse à l'évidence, Léa Linster se repasse parfois le film de sa vie. Les grands moments de sa carrière évoquée, son ascension..., et elle éprouve un net sentiment de plénitude. "Trois ans après avoir débuté, j'ai eu l'opportunité de racheter mon affaire. Lorsque je pense que je suis dans le métier depuis vingt ans, je me dis parfois que pour une femme, c'est très long car on donne beaucoup. Mais dites-moi, quelles autres professions permettent, en vingt ans, de construire ainsi son indépendance ! Je suis totalement libre, et je me suis fait un nom. Toute petite, je voulais imiter Hélène Hiertz qui était un grand personnage dans mon pays. Aujourd'hui, j'ai tout et même plus que ce que je pouvais imaginer. Même des gens qui ne m'ont jamais vue me connaissent ! Comment ne pourrais-je pas penser que, malgré ces difficultés, je fais un métier hautement recommandable ?"

'Reste toi-même'
Après vingt ans de carrière, Léa Linster n'a nulle envie de tourner la page. Au terme de longues réflexions, elle veut simplement l'orienter autrement. Elle y pense depuis quelque temps. En 1991 elle a racheté à Frisange un petit bistrot provisoirement fermé. Et elle a diversifié son activité en installant une brasserie - Au quai de la Gare - à Luxembourg. "Pendant vingt ans, je suis allée au bout de mes passions en restant moi-même. J'ai envie de continuer à donner, simplement par amour, la cuisine qui me plaît et où je m'éclate. C'est cette magie de la bonne cuisine, ce fluide d'amour qui passe à travers le plat. Il paraît toujours aussi extraordinaire d'être dans le cœur des gens que l'on séduit par sa cuisine. Je voudrais ouvrir un restaurant en ville pour y faire une vingtaine de couverts à midi et prendre du recul le soir. Voyager pour découvrir des saveurs, m'en imprégner comme une éponge et les ramener. Aujourd'hui mon rêve tient à ce genre de choses et je vais le réaliser. En fait, je crois que je veux avoir le temps de m'appartenir, de me rechercher davantage, de savoir si c'est toujours Léa et si sa vie correspond à ce qu'elle a voulu. Je ne suis pas aigrie le moins du monde par mon métier : je prépare simplement un autre chemin." Reste malgré tout les réalités économiques et cette étoile, décernée par le Guide Rouge si important pour l'équilibre d'un restaurant. "Du restaurant ou du cuisinier ?", s'amuse Léa Linster. "On évoque souvent cette étoile, l'envie d'en avoir une autre, la peur de la perdre. C'est sans doute une réalité..., mais je crois aussi que si l'on fait ce que l'on a profondément envie de faire, avec ou sans étoile, on peut toujours être soi-même. Cela me paraît autrement plus important que de se cacher derrière des prétextes ou derrière quelqu'un d'autre. Cette vérité peut s'appliquer à tous les cuisiniers s'ils se sentent bien dans leur métier. Chacun possède sa propre personnalité : elle ne doit pas disparaître derrière une étoile. Et l'étoile ne doit jamais devenir plus importante que toi."
A la recherche d'une autre voie, Léa est heureuse. Consacrée par la presse, elle présidait le jury de son pays lors du Bocuse d'or 2001 et veut voir dans ce choix, une nouvelle consécration. "J'ai beaucoup aimé ce rôle, et j'ai pris plaisir à découvrir le travail des candidats. C'est vrai qu'à une époque, cela m'arrangeait bien d'être la seule femme lauréate..., mais aujourd'hui, j'ai vraiment envie qu'une autre l'emporte. Je me sentirais moins seule. A Frisange, les gens viennent manger ma cuisine et se faire plaisir : c'est un vrai bonheur. C'est comme ça que je conçois notre métier. Pour ma maison, je me suis efforcée de penser soigneusement tous les détails pour que les clients se sentent bien. C'est vrai pour le choix des chaises que j'ai cherchées pendant quatre ans et que j'ai toutes essayées. C'est vrai aussi pour la cuisine que je veux servir : je n'ai jamais fait un plat devant lequel les gens se sentiraient mal à l'aise. J'aime une cuisine simple... mais avec des détails très soignés. C'est ce qui m'avait permis de gagner le Bocuse d'or et je ne renie rien."
'Reste toi-même' : la ligne de vie de Léa Linster tient à ces trois mots. Et c'est le simple message qu'elle adresserait à des jeunes désireux d'entrer dans la carrière. Partant du principe qu'il faut toujours savoir pourquoi on fait les choses, elle mène sa vie comme elle l'a rêvé. Une lettre reçue de son ami Ming Pei, lui est allée droit au cœur. L'architecte de la Pyramide du Louvre, familier de son restaurant, le définit comme "le plus beau du monde, car tout est toi. Je ne viens pas ici pour regarder si tu as un bon architecte, mais pour déguster ta cuisine".
Pour Léa, ces quelques mots rejoignent tout à fait sa vision du métier. "Le chef qui pourrait m'impressionner le plus aujourd'hui serait un 3 étoiles dans une grange ou dans un hangar. Pour moi, une cuisine parfaite dans un décor parfait n'a rien d'excitant du tout." n

© Renate Scherra

© Renate Scherra

© Renate Scherra

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Bocuse d'or 1989

Inoubliable...

Elle a vécu le podium comme dans un rêve : entre les flashs des photographes, la bise de Paul Bocuse, les étreintes de ses supporters, le forcing des journalistes pour obtenir ses confidences. Douze ans plus tard, outre d'innombrables souvenirs, Léa Linster garde cette image du podium : trophée dans la main gauche serré sur son cœur, main droite haut levée... tenant le chèque de 15 000 dollars correspondant à son succès.
Elle le sait : elle n'oubliera jamais ces émotions-là. "Je savais que j'allais gagner. J'avais réuni tous les atouts et je me sentais portée par une force énorme. Je n'avais jamais ressenti ça auparavant et je ne l'ai jamais retrouvé depuis."
Sur l'aire du concours, même sensation de flotter. "Tout s'est passé comme dans un rêve. Je crois que je n'ai jamais été aussi précise dans ma cuisine, sans doute ce que l'on appelle parfois l'état de grâce. Ma victoire était quand même quelque chose de formidable. Je sais qu'il y a beaucoup de cuisiniers comme moi qui travaillent dans des petits villages et font très bien leur métier. Mais s'il n'y a pas un jour un gros coup de projecteur comme pour moi, personne ne les découvre vraiment. J'ai eu la chance de disputer le Bocuse d'or et de la gagner. Ce fut une véritable explosion qui m'a fait gagner dix ans. J'ai vécu le plus grand moment professionnel de ma vie. C'est un sentiment incomparable que l'on ne peut mettre en parallèle avec aucun autre. En me confirmant professionnellement, le Bocuse d'or a totalement bouleversé mon existence. Aujourd'hui encore, j'y pense sans arrêt : si je n'avais pas été à Lyon ce jour-là, j'aurais vécu ma vie autrement."
Plus tard, beaucoup de 'grands' de ce monde lui ont rendu hommage. En son temps, lorsque Jacques Santer a quitté son poste de Premier ministre pour succéder à Jacques Delors à la présidence de la Communauté européenne, il a exigé que Léa Linster fasse son dîner d'adieu. Et le grand duc du Luxembourg lui-même, a avoué à sa compatriote qu'il était très fier d'elle. Le compliment lui est allé droit au cœur, et elle a eu une pensée émue pour... Paul Bocuse.


Tous les deux ans, à l'occasion du Sirha, le Salon des Métiers de Bouche, Léa Linster revient à Lyon. Comme en pèlerinage car, de son propre aveu, c'est dans l'ex-capitale des Gaules qu'elle a vécu sa plus grosse émotion professionnelle.


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L'HÔTELLERIE n° 2712 Magazine 5 Avril 2001


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