L'Hôtellerie Restauration : Vous avez connu presque tous les présidents de la Ve République…
Bernard Vaussion : Effectivement, je suis arrivé le 2 janvier 1974 à l'Élysée, quelques mois avant le décès de Georges Pompidou. J'ai donc connu six présidents de la République, à l'exception du général De Gaulle.
Comment êtes-vous arrivé à l'Élysée ?
Je suis originaire de Sologne, où ma mère était cuisinière dans un château, qui fonctionnait en quelque sorte comme un petit Élysée. Disons que je suis resté dans ce mouvement… Je suis venu à Paris pour travailler dans les ambassades, puis j'ai eu l'occasion de faire mon service militaire à l'Élysée et le chef de l'époque, Marcel Le Servot, m'a gardé, au départ pour un an ou deux. J'y suis resté 40 ans ! J'ai commencé comme dernier commis, avant de gravir tous les échelons : je suis passé premier commis, puis demi chef de partie, chef de partie, sous-chef et puis adjoint du chef Joël Normand, pendant plus de dix ans. Je suis devenu chef le 1er janvier 2005.
Quel était votre rôle en tant que chef des cuisines de l'Élysée ?
Nourrir le président de la République et sa famille, c'est-à-dire la partie officielle et la partie privée. Je devais aussi m'occuper de l'extérieur - avion, hélicoptère - et, à côté, je nourrissais également les conseillers du président, je m'occupais des plateaux des secrétaires… cela représente 200 couverts par jour en moyenne.
Vos meilleurs souvenirs ?
Il y en a beaucoup. Surtout quand nous accompagnions le président dans ses déplacements officiels à l'étranger, notamment pendant le 2e mandat de Jacques Chirac. Nous organisions des dîners de 200-300 couverts dans les ambassades de France. J'ai fait le tour du monde plusieurs fois et c'était un réel plaisir. Mais cela s'est arrêté pour une raison économique. Il y a les rencontres aussi : recevoir la reine d'Angleterre, Nelson Mandela, l'équipe de France de football…
Quelle différence entre être chef à l'Élysée et dans un restaurant plus traditionnel ?
La complexité de cette place est qu'il n'y a pas de carte : nous devons faire des choses différentes tous les jours et faire valider les menus en amont, deux à trois semaines à l'avance pour l'officiel, et au jour le jour pour la partie privée. J'avais 300 ou 400 livres dans le bureau pour m'inspirer mais, comme les écrivains, il y a parfois des jours où cela ne veut pas sortir.
Quels sont les avantages et les inconvénients à travailler dans une telle maison ?
L'avantage : c'est prestigieux ! Nous nourrissons les hôtes les plus illustres de la planète et nous avons le privilège de pouvoir parler, échanger quelques mots avec eux. Angela Merkel, par exemple, aimait beaucoup venir manger notre cuisine, elle a même envoyé son chef voir ce que nous faisions. Le confort est important aussi : nous avons une grande cuisine, les moyens de bien travailler et toute l'équipe s'entend bien même si ces dernières années, il y avait aussi un vrai souci d'économie. Les inconvénients ? Comme dans les autres restaurants : les horaires, le travail le week-end… La cuisine est ouverte 7 jours sur 7, 365 jours par an. Mais on n'est pas si mal loti. D'ailleurs, personne ne part ! Certains sont là depuis vingt ou trente ans et la moyenne d'âge de la brigade est de 40-45 ans.
Quelles sont les qualités pour travailler à l'Élysée ?
La flexibilité est le maître mot. Il y a des repas qui s'annulent, qui se transfèrent… Il faut être discret, professionnel et avoir de bon rapport avec le président et sa compagne car on les voit souvent.
Est-ce que cela recrute ?
Pas vraiment, car il y a peu de turn-over. Un jeune a été embauché lors de mon départ mais il y en a peu.
La cuisine et ses acteurs ont été mis en lumière ces dernières années avec les émissions de télé notamment, mais vous restez des travailleurs de l'ombre ?
J'ai été élevé dans ce format, cela m'a beaucoup servi pour la suite. On vit avec eux, surtout dans la sphère privée. Je partais avec la famille au fort de Brégançon. On entend des choses, on voit des choses, mais on reste toujours discret.
La cuisine, est-ce vraiment terminé pour vous ?
Il y a longtemps que je voulais arrêter à mes 60 ans. Je m'en vais parce que c'est l'heure, il y a des jeunes derrière qui attendent. Mais je n'en ai pas tout à fait terminé avec la cuisine : j'interviens dans les écoles hôtelières, je participe à des dîners caritatifs… On n'arrête pas la cuisine du jour au lendemain !
Publié par Propos recueillis par Julie Gerbet