"Le futur ne sera ni un rêve ni un cauchemar. Il sera ce que nous en ferons, indique Alain Ducasse en ouverture de son discours.
Premier enjeu : allons-nous accepter de nous laisser progressivement stériliser par l'industrialisation et la standardisation du goût ou voulons-nous nous battre pour la diversité des goûts ? Gastòn Accurio pourrait en parler mieux que moi : il y a des milliers de variétés de pommes de terre qui sont préservées au Centre international de Lima, or à nous tous qui sommes là aujourd'hui, nous en utilisons probablement moins d'une douzaine. […] La réponse à la question « Goût unique ou variété des goûts ? », elle est entre nos mains. Si nous renonçons, nous aurons droit au goût unique. Si, tous les jours, en passant nos commandes, nous donnons une chance à la variété, alors, nous changerons la donne.
Deuxième enjeu – et qui est lié au précédent – : global ou local ? Personnellement, ma réponse est « les deux ». On peut avoir – et il faut avoir – une vision globale de la scène culinaire. Parce que c'est une réalité – l'événement d'aujourd'hui le démontre. Nous venons de pays différents, avec des cultures culinaires différentes, et cela ne nous empêche pas de partager des idées. Au contraire, cette multiplicité de perspectives est notre richesse commune.[...] L'avenir de la cuisine dépendra de notre capacité à être à la fois global – conscients de la scène culinaire mondiale – et local – porteurs de l'identité et du patrimoine culinaire artisanal.
Troisième enjeu : gros ou petit ? Comparés aux grands groupes agro-alimentaires, nous, les cuisiniers, sommes minuscules – mille fois, dix mille fois plus petits – insignifiants. Quand j'achète dix bottes d'asperges, l'industrie agro-alimentaire en achète 10 tonnes. Et pourtant, même s'il est modeste, je sais que j'ai un impact positif. [...]Le problème, c'est que, à un moment donné, l'économie prend toujours le dessus. Nous, les cuisiniers, n'y arriverons pas seuls. Donc je lance ici un appel. Il faut que la grande industrie alimentaire vienne à l'aide des petits producteurs – car si nous sommes petits, eux le sont encore plus. Il faut créer un fonds mondial qui soutienne la petite exploitation – le besoin est crucial aussi bien dans les pays développés que dans les pays émergents. Il faut créer un code de bonne conduite qui assure la survie de ces exploitations, le futur de la cuisine en dépend. [...]
Quatrième et dernier enjeu : la technologie ou l'humain ? Il faut utiliser la technologie – et nous le faisons dans nos restaurants. Mais il faut prendre garde à la dérive générale qui conduit dangereusement à ce que l'humain soit de plus en plus asservi. La technologie doit être replacée au service de l'humain et non l'inverse. Nous avons collectivement une responsabilité vis-à-vis des jeunes que nous accueillons et nous formons dans nos établissements. Nous parlons du futur de la cuisine ? Mais c'est d'eux qu'il s'agit : nos jeunes commis, nos jeunes stagiaires. Ce sont eux qui seront les cuisiniers de demain. [...]
Plus encore, je veux défendre ici l'idée d'une cuisine humaniste, c'est-à-dire une cuisine consciente de sa responsabilité. Notre responsabilité va bien au-delà de notre restaurant. Elle a un impact sur nos clients, elle a un impact sur nos collaborateurs présents et futurs, elle a un impact sur la planète. Agissons collectivement pour donner un avenir humaniste à la cuisine".
Publié par Propos recueillis par H.B.