Itinéraire
Etait-il précurseur en
s'installant là où, à l'époque, personne ou presque ne le faisait ? Jean-Louis Manoa
s'amuse de la question. "Je pourrais répondre que j'avais flairé un bon coup,
mais la vérité est surtout que je n'avais pas d'argent et que je ne pouvais m'établir
que dans ce quartier."
La rue Mercière d'alors n'était pas celle que connaissent les touristes aujourd'hui. A
l'époque, cette artère de la presqu'île lyonnaise était plutôt mal famée.
Quelques bars et hôtels pour une clientèle... interlope, le Bistrot de Lyon ouvert par
Jean-Paul Lacombe et Jean-Claude Caro, deux compères qui avaient encore envie de brûler
leur jeunesse, et ce Mercière, créé par Jean-Louis Manoa, qui ouvrait là sa première
affaire. Voilà pour l'essentiel de la rue en ce 1er mai 78 où Manoa casse sa tirelire
pour en sortir 160 000 francs nécessaires à l'achat d'un pub qui fut, auparavant et à
partir de 1890, le restaurant Lafay puis Chez Charles. A deux pas du marché de gros sur
le quai Saint-Antoine, le patron y servait alors de la soupe à l'oignon et des mâchons
dès quatre heures du matin !
Dans sa traboule (1) sur quelques mètres carrés, le succès de Jean-Louis Manoa est
immédiat et son restaurant de vingt places (2) affiche souvent complet. Si les copains
assurent au départ l'essentiel de la clientèle, celle-ci s'élargit très vite. Et l'on
vient désormais rue Mercière avec l'assurance de se régaler d'une cuisine classique que
l'on n'avait pas l'habitude de trouver dans le coin.
"C'était un peu atypique et ça choquait un peu, mais c'est la cuisine qui me
plaisait et que j'avais apprise..." Manoa a été à bonne école. A
Chanoz-Chatenay d'abord, le village de sa petite enfance, tout près de Vonnas où une
certaine Mère Blanc régalait les Lyonnais en goguette. Chez son père Paul ensuite, à
Villié-Morgon dans le Beaujolais à l'enseigne du Relais des Caveaux. De cette enfance au
milieu des fourneaux est née, tout naturellement, la vocation. "Jamais à aucun
moment, je n'ai imaginé faire un autre métier", dit Jean-Louis Manoa qui
s'embauche chez Francelin, le pâtissier de Beaujeu avant d'opter, définitivement, pour
la cuisine. A 14 ans, il entre chez la Mère Andrée comme on entre en religion. A Tassin
la Demi-Lune, dans la banlieue est de Lyon, son restaurant est réputé. Michelin a
attribué deux étoiles à cette élève de la Mère Brazier. En cuisine, Jean Ladevant
propose les classiques du répertoire : quenelles, volaille demi-deuil, soufflé glacé au
Grand Marnier. "C'était magnifique, s'enflamme encore aujourd'hui Jean-Louis
Manoa. On pouvait comparer cette cuisine sincère et véritable à celle de Paul Bocuse
à Collonges. Aujourd'hui, parler de la qualité des produits est à la mode... alors que
c'est quand même la moindre des choses. Là, on n'en parlait pas, mais c'était
fondamentalement beau et bon."
Complété par les cours dispensés par les chefs Perrier et Maret, véritables apôtres
de la formation professionnelle, un tel apprentissage le marque à vie !
La suite passe par le Pied de Cochon de Roger Chapeland, des saisons à l'Alpe d'Huez, et
des stages dans deux belles brasseries lyonnaises aujourd'hui disparues : les Archers et
le Savoy. C'est enfin l'installation rue Mercière où les clients découvrent à la carte
le foie gras et les coquilles saint-jacques copinant avec l'andouillette, les écrevisses
à la crème et le coq au Morgon...
"Pendant quatre ou cinq ans, ce qui est énorme à Lyon, j'ai bénéficié d'un
beau courant de mode avec une clientèle de notaires, avocats et médecins. A la fin des
années soixante-dix, les gens venaient s'encanailler dans les petits bistrots. Ensuite,
la mayonnaise est montée avec l'arrivée de nouveaux restaurants et nous nous sommes
orientés vers cette cuisine de bouchon qui était notre vocation. Aujourd'hui je propose
50 % de cuisine lyonnaise et 50 % de cuisine de saison."
La clientèle change, les prix grimpent dans cette rue où il faut désormais aller quand
on passe à Lyon. Le Mercière s'en tire plutôt bien et devient la "cantine"
des gens de cinéma qui tournent entre Rhône et Saône. Au fil des ans, Manoa copine avec
Patrice Chéreau, Bertrand Tavernier, Jacques Deray et Gérard Jourd'hui.
Vingt ans plus tard, la rue Mercière est-elle toujours ce qu'elle était ? "Elle
n'a pas très bonne image, surtout chez certains confrères qui pensent qu'il suffit
d'ouvrir la porte pour avoir des clients. Ce n'est quand même pas tout à fait le cas et
il y a des creux comme partout."
Jean-Louis Manoa ne se plaint pas. En vingt ans, le "petit menu" est passé de
21 à 79 francs et le pot de 46 cl de rouge de 7 à 50 francs. Il affichait l'année
dernière un chiffre d'affaires de 6,1 MF contre 4,6 MF deux ans plus tôt ! "Avec
un ticket moyen à 120 F le midi et à 160-170 F le soir. La hausse du chiffre provient de
la vente plus importante de vins bouchés que de pots. Je pense depuis longtemps à
m'installer ailleurs pour être plus au large (NDLR : il évolue dans une cuisine de 10
m2) et faire la cuisine que j'aime. Je veux créer une maison classique avec des idées
actuelles", affirme pourtant Jean-Louis Manoa.
J.-F. Mesplède
(1) C'est ainsi que l'on nomme à Lyon une ruelle reliant des maisons ou des groupes
d'immeubles. Stendhal écrivit en 1833 lors d'un séjour à Lyon : "Ce qui fait
mon désespoir, ce sont ces allées obscures et humides qui servent de passage d'une rue
à l'autre."
(2) Il s'est par la suite agrandi avec l'acquisition d'un local contigu (500 000 F
d'investissements en 1982). La capacité est désormais de 74 places à l'intérieur et 55
en terrasse.
© Christelle Viviant
"Jamais à aucun moment, je n'ai imaginé faire un autre métier",
dit Jean-Louis Manoa .© Christelle Viviant
Le Mercière
56 rue Mercière 69002 Lyon
Tél. : 04 78 37 67 35.
Ouvert tous les jours
Formule du jour à 79 F
Menus à 118 et 138 F.
L'HÔTELLERIE n° 2605 Hebdo 18 Mars 1999