Sa vie était un roman. Semblable à cette Quête des étoiles contée en 1995 par William Echikson qui raconte comment l'enfant de Chamalières, ancien petit commis
chez Troisgros à Roanne, avait rejoint ses idoles au firmament étoilé du Michelin.
Avec
l'officialisation de sa troisième étoile au guide Michelin, le 4 mars 1991
restait son jour de gloire. A 40 ans tout juste, il entrait dans le club le plus fermé du
monde. Il y était au moins aussi heureux que Dominique, son épouse, qui n'était pas
pour rien dans sa réussite. En débarquant à 17 ans chez les frères Troisgros, où, de
son propre aveu, il était même là un peu par hasard en ce jour de 1968 où la
troisième étoile tomba sur la maison de Roanne. Voyant le bonheur que cela pouvait
provoquer, il se jura alors que lui aussi connaîtrait un tel moment. Il rêvait de
gloire, et, pour l'atteindre, suivit un chemin tortueux. En 1972, il passe par Clichy chez
Claude Verger qui, 3 ans plus tard, lui offre les clés d'une maison de campagne à
Saulieu. La Côte d'Or : c'est là qu'Alexandre Dumaine, triplement étoilé de 1951 à
1964, a porté la cuisine française au sommet.
Devenu propriétaire en 1982, il engage une rénovation totale de l'établissement,
s'endette et en parle. Il montre ses comptes et explique ce que lui coûte, chaque jour,
son souci d'offrir le meilleur à ses clients. Et il chavire de bonheur en ce jour de
février 1991 lorsque Bernard Nægellen lui confirme sa bonne fortune. Et voilà l'auteur
de l'Envolée des Saveurs qui file vers la gloire. Il célèbre son triomphe chez Paul
Bocuse à Collonges-au-Mont-d'Or. Parce que lui aussi a tout compris en matière de
communication, l'homme reste un modèle fascinant. Comme Bocuse, il entre au Musée
Grévin, de son vivant. Il s'installe à Paris et introduit sa société en Bourse. La
modeste auberge de campagne devient un palace. Foin du clinquant vite démodé : il
construit du solide. "Le bois, la pierre et la chaleur humaine. Je n'ai pas perdu
mon âme : je suis resté un aubergiste", résume-t-il. "Aujourd'hui, le
plus grand cuisinier du monde ne suffit plus. Je vends du rêve en réalisant ce que les
gens aimeraient avoir chez eux", nous avait-il confié en ce jour d'octobre où
nous l'avions retrouvé à Saulieu.
Il était ainsi. Hâbleur, malin, instinctif et sincère. Il aimait parler à ses clients
pour lesquels il se montrait un hôte particulièrement attentionné. Sans doute son
bagout pouvait-il parfois en énerver certains, mais c'est ainsi qu'il était et qu'on
l'aimait.
En pleine gloire, au sommet de son art, Bernard Loiseau a choisi de partir. C'est à la
fois terrible et incompréhensible. Maladroitement pratiqué par certains, le jeu cruel de
la notation ne justifie rien. Et surtout pas une si triste extrémité.
Dominique son épouse, toujours très présente à ses côtés, entend poursuivre, avec
l'équipe en place, l'ensemble des activités du groupe, "en perpétuant l'esprit
Loiseau". Très impliquée au sein du groupe, Dominique assumera avec courage,
seule, la suite de La Côte d'Or, tout en restant attentive à ses trois enfants, Blanche,
Bastien, et Bérengère.
J.-F. Mesplède zzz18c
Les obsèques de Bernard Loiseau auront lieu vendredi 28 février à Saulieu à 14 h 30.
Paul Bocuse : "Un
type hors du commun"
Les mots sont simples. L'émotion filtre à travers les propos. Bocuse est triste et en
colère. "La profession a perdu quelqu'un d'exceptionnel. Bernard était un gars
hors du commun, un ami." De Collonges-au-Mont-d'Or où il a appris la nouvelle
lundi en début de soirée, Paul Bocuse se dit "personnellement touché" par
cette disparition. "Je connaissais bien Bernard, et depuis de longues années. Il
a beaucoup apporté à la cuisine. Il avait beaucoup de pression, et sous les dehors d'un
gars toujours joyeux, se cachait une réelle anxiété. C'était un fragile."
Bocuse évoque une discussion, le dimanche après-midi, veille de sa disparition. "Nous
nous sommes téléphonés et nous avons longuement parlé. Bernard évoquait sa situation,
me rappelait qu'il avait beaucoup investi. Nos métiers sont difficiles et je suis certain
qu'il a été très affecté par le commentaire du guide qui lui a enlevé 2 points. On ne
peut se laisser manipuler comme ça tout le temps. La profession va réagir et on va en
entendre parler", tonne Bocuse.
Derek Brown, au nom de Michelin Editions des
Voyages
"Nous sommes très attristés par cette nouvelle. Bernard Loiseau était un
très grand chef, un très grand talent, un homme de grande qualité, chaleureux,
charismatique et soucieux de sa clientèle. Nous avons été très heureux de l'accueillir
dans notre guide au niveau 3 étoiles dès 1991. Grâce à son talent et celui de son
équipe, il a su conserver année après année cette place et la confirmer dans notre
édition 2003 à paraître le 28 février. La gastronomie française a perdu un
innovateur, un formateur, un ambassadeur. Dans ce moment
si difficile, nos pensées et nos prières se tournent en priorité vers Dominique
Loiseau,
son épouse, ses trois enfants,
et l'équipe de La Côte d'Or."
Pierre Troisgros : "Je n'ai pas de mots"
"C'est incroyable et je n'ai pas de mots. Je connaissais Bernard depuis qu'il
avait 15 ans, et toute sa carrière fait partie de mon quotidien. Il a toujours eu
beaucoup d'ambition et c'était un grand courageux. C'est son travail et sa volonté qui
ont fait son éclatante réussite. Peut-être que c'était trop lourd", a dit
Pierre Troisgros chez qui Bernard Loiseau avait été apprenti de 1968 à 1971, année où
il avait obtenu son CAP de cuisinier.
Bernard Nægellen (directeur du Guide Rouge
en 1991)
"Quelle tristesse ! C'était un homme charmant, anxieux sans doute, mais tout
marchait tellement bien. Les gros problèmes étaient derrière lui. Qu'est-ce que ça va
devenir aujourd'hui ? J'étais directeur du guide lorsque nous avions décidé de lui
mettre 3 étoiles (NDLR : le 4 mars 1991). Nous l'avions visité plusieurs fois,
comme d'habitude dans ce cas-là. Ce sont des gens que l'on connaît. On le suivait car il
avait du talent. Il m'avait demandé un jour si cela ne me gênait pas qu'il fasse de la
cuisine à l'eau. 'Non, lui avais-je répondu, puisque votre eau paraît bonne.'
Il était toujours enthousiaste et je pensais qu'il avait le cuir épais. Il avait eu des
soucis financiers, mais avait bien passé le cap. C'était un homme attachant, toujours de
bonne humeur. Je suis très triste. Au fond, je l'aimais bien. J'espère que ce n'est pas
à cause d'une histoire de guide. Quoi qu'il arrive, ce n'est pas la mer à boire..."
Régis Bulot, président des Relais & Châteaux
: "Derrière son sourire, se cachait un être fragile"
"Au sein des Relais & Châteaux, nous sommes tous sous le choc de sa
tragique disparition et notre chagrin est immense. Ces derniers temps, Bernard était
profondément affecté par certains articles de presse qui n'avaient de cesse de spéculer
sur la perte de sa 3e étoile au Michelin, qu'il a conservée du reste, et par la
perte de 2 points dans le GaultMillau. Certains ont cru qu'en critiquant le
cuisinier le plus médiatique, ils avaient là une bonne occasion de faire un 'coup
marketing' pour promouvoir leur rubrique ou leur guide. C'était oublier que Bernard
n'était pas seulement médiatique. Il était bourré de talent, généreux,
perfectionniste, boulimique de travail et un véritable apôtre de la qualité et des
produits. Il se remettait continuellement en cause. Il était obsédé par la transmission
du savoir et par le rayonnement de la cuisine française à travers le monde. Derrière
son sourire, sa faconde et son sens de la communication se cachait un être fragile et
d'une très grande sensibilité. Ces derniers jours, il était profondément blessé. Ma
peine est immense, nous perdons tous un ami, un exemple, un merveilleux collègue qui,
avec Dominique, son épouse, avait réussi à transformer La Côte d'Or, pour en faire un
des plus beaux Relais & Châteaux." zzz16
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L'Hôtellerie Restauration n° 2810 Hebdo 27 Février 2003 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE