"Quel immense sentiment
de gâchis quelques jours après la disparition tragique de notre ami Bernard Loiseau...
On aurait pu croire pourtant à une union sacrée, un immense élan de solidarité autour
du chef qui a déposé son tablier bien trop tôt. Mais c'est plus fort que nous, les
vieux démons de la profession sont de retour et nous offrons au monde et à nos clients
un spectacle qui, une fois de plus, désole.
Si j'éprouve le besoin de prendre la plume, c'est que je voudrais apporter un message
différent et que l'on ouvre un réel dialogue constructif, positif, de manière à
éviter que de tels drames se répètent.
Il est temps, à mon sens que les uns et les autres se rencontrent, que les chefs, les
journalistes, les guides se parlent et définissent ensemble des règles, une éthique. Il
est trop facile d'accuser aujourd'hui les uns ou les autres sous prétexte d'une sanction
passagère et de rejeter en bloc un système dont tout le monde a profité à un moment ou
à un autre, bien souvent au détriment de collègues ou même d'amis.
La critique est nécessaire, c'est elle qui a su mettre en avant des centaines de chefs et
les sortir de l'ombre. Pourtant, si un chroniqueur peut ne pas aimer un repas ou un
restaurant et le dire, il n'a pas le droit de s'attaquer aux hommes en mettant en doute
leur honnêteté intellectuelle et morale.
Il ne faut pas utiliser les armes de celui qui critique bassement notre métier sans
l'aimer, celui-là ne s'aime pas lui-même et je le plains. C'est le moyen le plus sûr
pour rendre les journalistes solidaires, créer deux blocs et renoncer à un débat qui
doit pourtant avoir lieu entre deux professions qui ont finalement les mêmes clients.
Traiter quelqu'un de chien ne fait pas avancer le débat, même s'il nous traite, nous et
tous nos collaborateurs, comme des chiens, dans un livre où le dégoût pour notre
métier transpire à chaque ligne...
Ces derniers jours, les débats télévisés se sont succédé et l'on a pu entendre
beaucoup d'intervenants nous expliquer notre métier sans toutefois, à mon sens,
expliquer les enjeux essentiels et les défis que les chefs doivent relever aujourd'hui.
C'est à nous de les expliquer et de faire la chasse aux idées reçues qui fleurissent
actuellement dans la presse.
Il faut expliquer pourquoi nos maisons ont changé, pourquoi elles ont évolué pour
devenir des entreprises à part entière. Tout simplement pour survivre et pour gagner des
batailles décisives face à une concurrence mondiale sans merci qui offre à nos clients
un choix immense de destinations de qualité.
La France reste le bastion d'une restauration et d'une hôtellerie familiale et
indépendante et c'est tant mieux car c'est pour cela que nous sommes leaders, mais pour
combien de temps ? Aujourd'hui de nombreuses maisons sont rachetées par des groupes ou
des investisseurs car les parents n'ont pas pu, ou pas su, transmettre leur patrimoine et
peu de jeunes sont en mesure de s'installer à leur compte. C'est un problème majeur, en
particulier pour les Relais & Châteaux dont Régis Bulot, notre président, a bien
compris le caractère d'urgence. C'est en gagnant cette bataille pour l'indépendance que
nous resterons paradoxalement des artisans libres de s'exprimer à travers une cuisine
d'auteur.
Non, les chefs ne font pas des investissements pour avoir des étoiles, pour faire plaisir
à leur banquier ou pour flatter leur ego...
Ils le font pour garder leurs maisons au meilleur niveau, et pour en assurer l'avenir et
la pérennité. Pourquoi nous refuser le statut de chef d'entreprise dont le terme même
évoque le désir d'entreprendre.
Pour prendre un exemple que je connais bien, je suis persuadé que si mon père n'avait
pas fait les chambres au bord de l'Yonne, il y a 17 ans, aujourd'hui la Côte
Saint-Jacques n'existerait plus...
De même, si nous avons investi plus de 25 millions de francs, il y a 2 ans pour installer
le restaurant au bord de l'Yonne, c'est bien sûr pour que nos clients profitent d'un lieu
magique et unique, mais également parce que j'ai pensé à l'avenir et à mes enfants.
C'est peut-être aussi parce que Bernard a été un visionnaire, et qu'il n'a eu de cesse
d'embellir et de parer La Côte d'Or d'équipements exceptionnels, qu'aujourd'hui elle lui
survivra.
Il faut faire comprendre à nos clients que les restaurants ne sont pas chers, ils
équilibrent au mieux leurs comptes comme des funambules, en attendant d'hypothétiques
baisses de charges et de TVA, alors que nous avons tant besoin que l'on nous donne les
moyens d'être plus performants et compétitifs de manière à créer des emplois,
réduire les horaires, investir ou transmettre nos patrimoines.
On reproche aux chefs d'être trop médiatiques, plus attachés à gérer leur image que
leur maison... Pourtant, je n'ai pas ce sentiment. Il est primordial au contraire que ceux
qui savent le faire s'expriment pour expliquer notre métier.
A une époque où Star Academy fabrique des stars en 3 mois, pourquoi n'aurions-nous pas
le droit d'expliquer qu'il faut des années, souvent des générations, beaucoup de
passion et surtout une vie de travail pour construire nos maisons.
Oui ! La cuisine, c'est de beaux produits faits par des gens admirables, mais aussi de
l'amour, de l'émotion, des saveurs, des souvenirs d'enfance... Plus que les toques ou les
étoiles, notre plus belle récompense est le plaisir de nos clients, et il faut le crier
haut et fort...
C'est parce que Paul Bocuse et bien d'autres ont su le dire que notre métier suscite
encore des vocations qui font que nous pouvons compter sur des équipes formidables dans
nos restaurants.
Ils défendent les cuisiniers de nos provinces, les sans grades, les oubliés qui font
tous les jours leur métier avec brio dans un contexte économique de plus en plus
difficile mais dont on ne parle jamais. Ils défendent aussi les petits producteurs qui se
battent bien souvent seuls contre Bruxelles et l'absurdité d'un système qui tire la
qualité toujours plus bas.
Dominique et l'ensemble des collaborateurs de la Côte d'Or nous ont donné une belle
leçon de courage et d'humilité face à notre métier. Nous leur devons le respect et
nous avons le devoir moral d'expliquer à nos clients qu'il faut continuer à aller à
Saulieu parce que l'esprit et l'enthousiasme de Bernard demeurent transmis année après
année à des générations de cuisiniers, de pâtissiers, de serveurs, de
réceptionnistes et de femmes de chambres..."
zzz22v
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L'Hôtellerie Restauration n° 2812 Hebdo 13 Mars 2003 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE