du 19 juin 2003 |
À LA LOUPE |
Il a le sens de la formule et des mots lâchés à l'emporte-pièce. D'une fidélité sans faille à une cuisine classique irréprochable, Jean Ducloux se refuse à prononcer le mot retraite. Et il n'évoque pas davantage un proche avenir qui le verra copiner avec Pierre Gagnaire, désormais associé à son affaire.
Jean Ducloux : "Ce qui compte avant tout en cuisine, c'est ce
qu'il y a dans les assiettes."
En bordure de la RN
6, l'établissement a ses fidèles. Ceux-là n'hésitent pas à quitter l'autoroute qui,
en période de flux touristique, mène les vacanciers pressés vers la Grande Bleue.
Depuis des décennies, on s'attable chez Ducloux pour se régaler du Pâté croûte
Alexandre Dumaine, des Quenelles de brochet Henri Racouchot, de l'Entrecôte poêlée non
parée à la charolaise ou des Profiteroles minute. La vérité oblige à citer Greuze
pour le restaurant, du nom de Jean-Baptiste, peintre français du XVIIIe siècle, né à
Tournus et comme tel, gloire de cette ville de 6 500 habitants au sud de la Bourgogne.
Pareillement né ici, Jean Ducloux n'a guère quitté sa ville natale qu'une douzaine
d'années, pour faire ses humanités à Dijon chez Racouchot puis à Saulieu chez Dumaine,
figures de proue d'une cuisine de tradition. En Kabylie, à Paris puis Deauville, avant le
retour au pays. Il ouvre son restaurant le 1er juin 1947, décroche une première étoile
au Michelin 2 ans plus tard, la deuxième en 1978... alors qu'à ses dires, il y a
longtemps qu'il avait lâché du lest ! "J'ai arrêté de travailler à 30 ans, et
j'ai repris le boulot à 70", lâche-t-il, certain de son petit effet.
Ensuite, ce sont des mots, des bouts de phrase lâchés, des questions qui restent sans
réponse. C'est ainsi avec Jean Ducloux. L'homme tient trop à sa liberté pour s'enfermer
dans le classicisme d'une interview. Il faut en prendre son parti, faire son tri dans le
discours et profiter du moment.
"La vie, il faut la faire avant, pas après. Moi, j'ai tout contemplé dans mon
coin", dit-il encore. C'est vrai que le père Ducloux en a bien profité, se
levant en fin de matinée, s'offrant sieste ou partie de 'coinche' avec les copains
l'après-midi, comme pour reculer au maximum le moment d'aller se coucher. "Je me
lève quand je suis réveillé, je me couche quand j'ai sommeil, et je n'ai d'autres
obligations que celles que je me suis choisi et qui sont des passions",
résume-t-il.
La cuisine n'est pas un art, mais un métier
Entre-temps ? Le restaurant bien sûr, avec des clients avides de saluer le "vieil
anar" et de le féliciter pour le moelleux du Pâté croûte, la tendresse de la
viande, la fluidité de l'incomparable soufflé au Grand Marnier, "le même en
2003 qu'en 1933". Sous les compliments, la sensibilité se dissimule sous les
mots et les phrases de circonstance. Alors, bougon, il répond invariablement que "la
cuisine n'est pas un art, mais un métier qu'il faut apprendre et aimer". Ou
encore que "ce qui compte avant tout en cuisine, c'est ce qu'il y a dans les
assiettes". La cuisine ! Formidable sujet de conversation. Si l'on tombe sur un
bon jour, il suffit de prononcer le mot magique, Jean Ducloux se charge du reste. Glissez
donc que tel cuisinier s'est vanté, lors d'un passage à la télévision, d'inventer 150
recettes chaque année. Jean Ducloux ne dit rien, vous regarde dans les yeux, se lève
brusquement et revient, un petit livre à la main. Quelques post-it marquent les pages du Gringoire
et Saulnier, incontournable répertoire de 7 000 recettes préfacé en 1914 par le
grand Auguste Escoffier. "Il existe 300 préparations de sole - Adrienne, Alice,
Andalouse, Claremont, Fermière, Jouffroy, Otéro, Parisienne, Sapho... Voulez-vous que je
parle des salades ? Et des poulardes ? En 1937 au Colisée à Paris, les pommes soufflées
étaient chose courante, n'en déplaise à ceux pour qui, aujourd'hui, c'est faire là
uvre de génie. Pourquoi faut-il vouloir à tout prix innover ? Les 'nouveaux
cuisiniers' sont des Tziganes. Or que deviendrait un chef d'orchestre s'il n'avait que des
Tziganes pour interpréter Lohengrin ? Il manque les bases..." Un temps de calme.
"Je ne fais que la cuisine qui me plaît. Je fais ce que j'ai appris - beaucoup
chez Racouchot qui, le jour où je suis parti, m'a dit 'c'est encore toi le moins con,
tu feras ton chemin'. Je ne suis pas un grand cuisinier, mais je sais faire." Fin
du couplet. Jean Ducloux ne dira rien de plus sinon qu'il "aime bien les
jeunes", que chez lui, il tutoie chaque salarié. "Et chaque salarié me
tutoie. Là est la première manière d'être égaux. Je suis très gentil, mais bosser
avec moi est très dur. Ce que je n'aime pas, ce sont les conneries, mais il n'y a pas de
perfection." Il glissera habilement sur la succession promise à Pierre Gagnaire,
désormais son associé. Le sujet le chagrinerait-il ? Lui, le libertaire, se sentirait-il
prisonnier d'une signature et vaguement inquiet de ne pas poursuivre sa vie à sa guise ?
Le nuage s'éloigne vite. "Ici, il n'y a pas de changement. Gamin, je disais à ma
mère que je voulais être forain pour changer de coin toutes les semaines et ne pas voir
les mêmes gueules. J'ai bien réussi, je ne bouge pas de chez moi et je vois le monde
entier."
Pourvu que ça dure !
J.-F. Mesplède zzz22v zzz18p
En dates w 6 avril 1920 : Naissance de
Jean Duclouxà Tournus |
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L'Hôtellerie Restauration n° 2826 Hebdo 19 Juin 2003 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE