Actualités

restaurationà la une

Destins

Entre mythe et réalité

Deux destins, deux parcours d'exception pour deux hommes dont la vie a toujours été animée d'une même passion : celle de leur métier de restaurateur. Chacun dans un secteur différent, ils ne cessent de porter haut l'image de la France : Claude Terrail, l'âme de la Tour d'Argent, et Pierre Bellon, le président fondateur de Sodexho.

Le mythe
________

Claude Terrail, la Tour d'Argent, c'est lui

Depuis plus de cinquante ans, midi et soir, Claude Terrail procure à la Tour d'Argent ce supplément d'âme qui fait sa renommée. Un homme d'exception dont l'histoire se confond avec celle de sa maison. La Tour d'Argent, c'est lui !

m Nadine Lemoine

Sur les rives de la Seine, quai de la Tournelle, avec Notre-Dame en somptueuse toile de fond, s'élève la célébrissime Tour d'Argent. «La Tour d'Argent est un théâtre qui donne sur la plus belle scène du monde», dit Claude Terrail avec fierté et surtout beaucoup d'affection pour cette maison qui l'a vu naître et dans laquelle il vit encore aujourd'hui, «prisonnier consentant et comblé de ma Tour bien aimée». Ses aspirations de jeunesse ? Devenir comédien, diplomate ou avocat. C'est finalement à La Tour d'Argent qu'il trouvera sa scène d'élection et la consécration : «C'est à la Tour que je joue chaque jour les cent rôles et cent actes divers auxquels ma jeunesse aspirait. Et quand à la fin du repas, un client me dit «je reviendrai», c'est le plus bel hommage.» Ovations symboliques qu'il a reçues de tous les grands de ce monde, de John Kennedy à Chaplin, de Karajan à Onassis, de Churchill au roi Hussein de Jordanie. Un livre d'or époustouflant.

Le plus vieux restaurant de la capitale
L'histoire de la Tour d'Argent, c'est un roman avec ses coups d'éclat, ses personnages hauts en couleur et ses rebondissements qui subjuguent le lecteur. Tout commence en 1582, il y a plus de 400 ans maintenant, lorsqu'un certain Rousteau bâtit l'Auberge de la Tour d'Argent (en pierre champenoise aux reflets argentés, dont elle tirera son nom). Clin d'œil de l'histoire avec un grand H, Henri III, roi de France, vint y dîner et remarqua à une table voisine des Vénitiens dégustant leur repas à l'aide d'une invention récente : la fourchette, qu'il s'empressera d'adopter et d'en divulguer l'usage. Toujours à la Tour d'Argent, Henri IV y appréciera la... poule au pot, tandis que le Duc de Richelieu offrira à ses convives un bœuf entier préparé d'une trentaine de formes différentes avant de leur présenter une boisson encore inconnue : le café. En 1780, l'Auberge devient Hostellerie et inaugure la présentation des mets sous forme de carte, lancée quelque temps avant par Boulanger, rue des Poulies à Paris. Puis les grandes heures de la Révolution de 1789 ne seront pas celles de la Tour d'Argent, qui sera pillée.
Grâce à Lecoq, chef des cuisines de Napoléon, qui racheta le fonds, le restaurant retrouve son aura. Une première dynastie qui, de père en fils, su attirer les personnalités du moment, Dumas, Balzac, Musset et Napoléon III. Puis vint Frédéric Delair, celui à qui l'on doit la recette du caneton Tour d'Argent, le fameux canard au sang tel qu'il est toujours préparé aujourd'hui, le plat vedette du plus vieux restaurant de Paris. Frédéric, ancien premier maître d'hôtel de la Tour d'Argent, a racheté l'établissement. Doté d'un caractère impossible, il règne en maître absolu passant des fourneaux à la salle sans quitter sa redingote. Alors qu'il inscrit le canard à la carte en 1890, il a l'ingénieuse idée - que lui envierait bien des pros du marketing - d'en codifier le rituel de préparation, un véritable spectacle apprécié de la clientèle, et de numéroter les volatiles. Un carton portant le numéro unique est remis au client et le livre d'or des canards célèbres garde en mémoire ceux des personnalités.

La dynastie Terrail
En 1916, Frédéric Delair cède la Tour d'Argent à André Terrail, père de Claude, actuel propriétaire. Homme d'affaires avisé, il n'en est pas moins un chef reconnu, qui d'ailleurs connaissait bien l'entreprise pour y avoir effectué un stage pendant sa période de formation. Cette même année, André crée l'Hôtel Roblin à Paris. L'année suivante, le 4 décembre 1917, au quatrième étage de la Tour d'Argent, naissait Claude Terrail, troisième enfant d'André et d'Augustine, fille de Claudius Burdel, patron du Café Anglais à Paris. En 1918, c'est l'acquisition du restaurant L'Escargot, qui fut suivie d'une impressionnante cascade de créations : les Salons George V, près des Champs-Elysées, les hôtels San Régis et California, toujours à Paris, la société Lunch et Glaciers qui regroupe quatre grandes pâtisseries de la capitale, le traiteur Potel et Chabot. Ce travailleur acharné est également le créateur d'un des plus beaux palaces parisiens : le George V, qu'il inaugure en avril 1928. Un exemple, un maître, auquel Claude Terrail voue une admiration sans borne. «C'était un homme dur mais merveilleux. Je ne suis qu'un fils à papa», lance Claude Terrail dans un sourire.
Juste après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il s'est illustré au front et en tant qu'agent de renseignements, Claude Terrail, succède à son père et devient p.-d.g. de la Tour d'Argent. L'établissement, un temps fermé, va recouvrer rapidement son lustre accueillant le Tout-Paris et attirant à nouveau des personnalités d'envergure internationale.

Ava Gardner, Lauren Bacall, Rhonda Fleming, Jane Mansfield, Elisabeth Taylor
Bleuet à la boutonnière, Claude Terrail, metteur en scène pointilleux, veille aux moindres détails, du choix des plats, au plan de la salle. «Quand arrive une jolie femme, il ne faut pas la cacher, mais la mettre au milieu pour faire rêver tout le monde», explique-t-il. Et les plus belles femmes du monde se succèdent dans ce temple de la gastronomie : Ava Gardner, Lauren Bacall, Rhonda Fleming, Jane Mansfield, Elisabeth Taylor, pour ne citer que quelques-unes des prêtresses de la beauté qu'Hollywood a hissées au rang de stars. Un monde que Claude Terrail connaît bien pour avoir tissé de nombreux liens d'amitié à cette époque, notamment avec John Wayne et Orson Welles. C'est aussi à ce moment-là qu'il épouse Barbara Warner, la fille de Jack, patron des studios du même nom. De cette union, naît son premier enfant, Anne.
A l'image d'un père qui a multiplié les créations, Claude Terrail a aussi la fibre d'un entrepreneur : Les caves de la Tour d'Argent (1951), Les salons-réceptions George V (1951), Le Coconnas (1953), L'Oran-
gerie (1953), La Seine à New York (1970), La Guirlande de Julie (1979). Dans les années 80, il s'aventure au Japon où il inaugure la Tour d'Argent-Tokyo. En face de la Tour d'Argent originelle, Claude Terrail installera, en 1985, les Comptoirs de la Tour d'Argent, une boutique aux produits estampillés Tour d'Argent : vins, cravates, canards en porcelaine, arts de la table...

Un entrepreneur novateur
A deux pas, toujours face à la Seine, la dernière création : la Rôtisserie du Beaujolais. «J'ai été le premier à lancer une rôtisserie. Une idée qui a inspiré de nombreux chefs», déclare Claude Terrail. Quoi de plus agréable d'ailleurs que de voir de bonnes idées passer à la postérité. Ainsi, l'introduction du poivre vert en provenance de Saint-Dominique, la création de la première carte sans les prix pour les dames ou les invités, le premier menu à prix fixe au déjeuner dans un grand restaurant ou encore le changement de cendrier recouvert par celui qui va le remplacer, c'est au maître de la Tour d'Argent qu'on le doit.
La Tour d'Argent a connu aussi quelques heures noires. En mai 1968, entouré de barricades, l'établissement a dû fermer ses portes pendant quelques semaines. En 1971, c'est un hold-up et quelques années plus tard, un cambriolage nocturne prive la Tour d'Argent de trésors préservés jusque-là dans des vitrines. En 1981, un commando d'Action Directe saccagera les salons. Mais la vieille dame est toujours là, pimpante, grâce aux efforts de Claude Terrail pour la préserver et toujours l'embellir. Les travaux se suivent à tous les étages dans un éternel recommencement. Les caves, par exemple, que l'on peut visiter dans la grâce d'un son et lumière. «Nous avons une des plus belles caves du monde qui contient plus de 500 000 bouteilles», rappelle-t-il.

150 couverts/jour
La Tour d'Argent compte aujourd'hui une centaine de salariés. «J'ai un personnel formidable. Sans mes collaborateurs, je ne serais rien. Bernard Guilhaudin, chef des cuisines, fait un travail remarquable», dit Claude Terrail.
L'établissement réalise en moyenne 150 couverts/jour pour une capacité de 100 places assises. Le ticket moyen avoisine les 500 F au déjeuner (menu à 350 F) et dépasse les 1 000 F au dîner. Les meilleures ventes s'effectuent sans surprise avec le canard facturé 370 F et les Quenelles de brochet André Terrail (270 F). Le Caneton challandais de l'an 2000 au Côte de Nuits, millefeuille aux champignons des bois sera la star du prochain réveillon dont le menu a été fixé symboliquement à 2 000 F (boissons non comprises). Les réservations sont closes depuis longtemps...
D'une élégance sans égale, Claude Terrail n'a aucun regret : «J'ai saisi toutes les opportunités de la vie.» Et il a su préparer l'avenir : «Je me protège, Je suis propriétaire des murs et je rachète tout ce qui est autour de la Tour d'Argent». C'est aussi son fils, André, son grand bonheur, qu'il veut protéger. Un fils que lui a donné sa seconde épouse Taria, d'origine finlandaise et qu'il a baptisé André, en hommage à un père vénéré. André va bientôt fêter ses vingt printemps. «Depuis sa plus tendre enfance, lorsqu'on lui demande ce qu'il veut faire plus tard, il répond : restaurateur comme papa. Il vient de partir aux Etats-Unis pour faire des études de gestion, parce qu'aujourd'hui, le succès, c'est de savoir gérer une affaire. Tout est question de gestion !», explique Claude Terrail. André Terrail, jeune homme de son temps, a d'ailleurs créé cet été le site Internet de la Tour d'Argent. Son père a pris toutes les dispositions pour faire de lui le nouveau propriétaire de cette maison mythique. Gageons qu'il lui a aussi légué son panache. n

© Atelier Proust

© Atelier Proust
ClaudeTerrail.JPG (10968 octets)
"L'important, c'est le panache."


Claude Terrail, son épouse Taria, et leur fils, André, (futur successeur, sous la bannière de la Tour d'Argent).

© Atelier Proust

«Je suis l'un des derniers dinosaures».

© Atelier Proust

«Un menu, c'est une musique qui doit aller crescendo.»

© Atelier Proust

«Etre bien élevé et souriant, ça ne coûte rien. C'est l'investissement le plus faible au rendement le plus élevé.»


Avec Charlie Chaplin, dans les caves de la Tour d'Argent.


Au 6e étage, le restaurant de la Tour d'Argent.

 

Le canard au sang de la Tour d'Argent

Pour quatre personnes, prévoir 2 beaux canetons d'environ 1,6 kg pièce, un verre à liqueur de vieux madère, un autre de cognac, une tasse de bouillon épicé, un jus de citron et le foie du canard écrasé dans un mixer.
m Rôtir les canetons dans un four chaud 30 minutes. Mettre les foies écrasés dans un bol d'argent. Ajouter madère, cognac et citron.
m Découper les cuisses et les griller pendant la préparation des filets, dont on détachera la peau.
m Prélever les magrets et les couper en longues tranches fines. Les disposer sur un plat avec le mélange des foies, madère, cognac et citron.
m Passer la carcasse brisée à la presse pour en extraire le sang. Ajouter un verre de bouillon dans la presse. Verser le jus qui sort de la presse sur les filets.
m Mettre le plat au feu et laisser cuire le jus pendant 25 minutes en remuant constamment. Lorsque la sauce est terminée, elle doit être légère et aérée.
m Disposer les filets sur l'assiette chauffée et napper de sauce. Servir avec des pommes soufflées. Les cuisses grillées seront servies ensuite avec la salade.


L'HÔTELLERIE n° 2634 Magazine 7 Octobre 1999

L'Application du journal L'Hôtellerie Restauration
Articles les plus lus...
 1.
 2.
 3.
 4.
 5.
Le journal L'Hôtellerie Restauration

Le magazine L'Hôtellerie Restauration