m Nadine Lemoine
Sur les rives de la Seine, quai de la Tournelle, avec Notre-Dame en somptueuse toile de fond, s'élève la célébrissime Tour d'Argent. «La Tour d'Argent est un théâtre qui donne sur la plus belle scène du monde», dit Claude Terrail avec fierté et surtout beaucoup d'affection pour cette maison qui l'a vu naître et dans laquelle il vit encore aujourd'hui, «prisonnier consentant et comblé de ma Tour bien aimée». Ses aspirations de jeunesse ? Devenir comédien, diplomate ou avocat. C'est finalement à La Tour d'Argent qu'il trouvera sa scène d'élection et la consécration : «C'est à la Tour que je joue chaque jour les cent rôles et cent actes divers auxquels ma jeunesse aspirait. Et quand à la fin du repas, un client me dit «je reviendrai», c'est le plus bel hommage.» Ovations symboliques qu'il a reçues de tous les grands de ce monde, de John Kennedy à Chaplin, de Karajan à Onassis, de Churchill au roi Hussein de Jordanie. Un livre d'or époustouflant.
Le plus vieux restaurant de la capitale
L'histoire de la Tour d'Argent, c'est un roman avec ses coups d'éclat, ses personnages
hauts en couleur et ses rebondissements qui subjuguent le lecteur. Tout commence en 1582,
il y a plus de 400 ans maintenant, lorsqu'un certain Rousteau bâtit l'Auberge de la Tour
d'Argent (en pierre champenoise aux reflets argentés, dont elle tirera son nom). Clin
d'il de l'histoire avec un grand H, Henri III, roi de France, vint y dîner et
remarqua à une table voisine des Vénitiens dégustant leur repas à l'aide d'une
invention récente : la fourchette, qu'il s'empressera d'adopter et d'en divulguer
l'usage. Toujours à la Tour d'Argent, Henri IV y appréciera la... poule au pot, tandis
que le Duc de Richelieu offrira à ses convives un buf entier préparé d'une
trentaine de formes différentes avant de leur présenter une boisson encore inconnue : le
café. En 1780, l'Auberge devient Hostellerie et inaugure la présentation des mets sous
forme de carte, lancée quelque temps avant par Boulanger, rue des Poulies à Paris. Puis
les grandes heures de la Révolution de 1789 ne seront pas celles de la Tour d'Argent, qui
sera pillée.
Grâce à Lecoq, chef des cuisines de Napoléon, qui racheta le fonds, le restaurant
retrouve son aura. Une première dynastie qui, de père en fils, su attirer les
personnalités du moment, Dumas, Balzac, Musset et Napoléon III. Puis vint Frédéric
Delair, celui à qui l'on doit la recette du caneton Tour d'Argent, le fameux canard au
sang tel qu'il est toujours préparé aujourd'hui, le plat vedette du plus vieux
restaurant de Paris. Frédéric, ancien premier maître d'hôtel de la Tour d'Argent, a
racheté l'établissement. Doté d'un caractère impossible, il règne en maître absolu
passant des fourneaux à la salle sans quitter sa redingote. Alors qu'il inscrit le canard
à la carte en 1890, il a l'ingénieuse idée - que lui envierait bien des pros du
marketing - d'en codifier le rituel de préparation, un véritable spectacle apprécié de
la clientèle, et de numéroter les volatiles. Un carton portant le numéro unique est
remis au client et le livre d'or des canards célèbres garde en mémoire ceux des
personnalités.
La dynastie Terrail
En 1916, Frédéric Delair cède la Tour d'Argent à André Terrail, père de Claude,
actuel propriétaire. Homme d'affaires avisé, il n'en est pas moins un chef reconnu, qui
d'ailleurs connaissait bien l'entreprise pour y avoir effectué un stage pendant sa
période de formation. Cette même année, André crée l'Hôtel Roblin à Paris. L'année
suivante, le 4 décembre 1917, au quatrième étage de la Tour d'Argent, naissait Claude
Terrail, troisième enfant d'André et d'Augustine, fille de Claudius Burdel, patron du
Café Anglais à Paris. En 1918, c'est l'acquisition du restaurant L'Escargot, qui fut
suivie d'une impressionnante cascade de créations : les Salons George V, près des
Champs-Elysées, les hôtels San Régis et California, toujours à Paris, la société
Lunch et Glaciers qui regroupe quatre grandes pâtisseries de la capitale, le traiteur
Potel et Chabot. Ce travailleur acharné est également le créateur d'un des plus beaux
palaces parisiens : le George V, qu'il inaugure en avril 1928. Un exemple, un maître,
auquel Claude Terrail voue une admiration sans borne. «C'était un homme dur mais
merveilleux. Je ne suis qu'un fils à papa», lance Claude Terrail dans un sourire.
Juste après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il s'est illustré au front et en
tant qu'agent de renseignements, Claude Terrail, succède à son père et devient p.-d.g.
de la Tour d'Argent. L'établissement, un temps fermé, va recouvrer rapidement son lustre
accueillant le Tout-Paris et attirant à nouveau des personnalités d'envergure
internationale.
Ava Gardner, Lauren Bacall, Rhonda Fleming, Jane Mansfield, Elisabeth Taylor
Bleuet à la boutonnière, Claude Terrail, metteur en scène pointilleux, veille aux
moindres détails, du choix des plats, au plan de la salle. «Quand arrive une jolie
femme, il ne faut pas la cacher, mais la mettre au milieu pour faire rêver tout le monde»,
explique-t-il. Et les plus belles femmes du monde se succèdent dans ce temple de la
gastronomie : Ava Gardner, Lauren Bacall, Rhonda Fleming, Jane Mansfield, Elisabeth
Taylor, pour ne citer que quelques-unes des prêtresses de la beauté qu'Hollywood a
hissées au rang de stars. Un monde que Claude Terrail connaît bien pour avoir tissé de
nombreux liens d'amitié à cette époque, notamment avec John Wayne et Orson Welles.
C'est aussi à ce moment-là qu'il épouse Barbara Warner, la fille de Jack, patron des
studios du même nom. De cette union, naît son premier enfant, Anne.
A l'image d'un père qui a multiplié les créations, Claude Terrail a aussi la fibre d'un
entrepreneur : Les caves de la Tour d'Argent (1951), Les salons-réceptions George V
(1951), Le Coconnas (1953), L'Oran-
gerie (1953), La Seine à New York (1970), La Guirlande de Julie (1979). Dans les années
80, il s'aventure au Japon où il inaugure la Tour d'Argent-Tokyo. En face de la Tour
d'Argent originelle, Claude Terrail installera, en 1985, les Comptoirs de la Tour
d'Argent, une boutique aux produits estampillés Tour d'Argent : vins, cravates, canards
en porcelaine, arts de la table...
Un entrepreneur novateur
A deux pas, toujours face à la Seine, la dernière création : la Rôtisserie du
Beaujolais. «J'ai été le premier à lancer une rôtisserie. Une idée qui a inspiré
de nombreux chefs», déclare Claude Terrail. Quoi de plus agréable d'ailleurs que de
voir de bonnes idées passer à la postérité. Ainsi, l'introduction du poivre vert en
provenance de Saint-Dominique, la création de la première carte sans les prix pour les
dames ou les invités, le premier menu à prix fixe au déjeuner dans un grand restaurant
ou encore le changement de cendrier recouvert par celui qui va le remplacer, c'est au
maître de la Tour d'Argent qu'on le doit.
La Tour d'Argent a connu aussi quelques heures noires. En mai 1968, entouré de
barricades, l'établissement a dû fermer ses portes pendant quelques semaines. En 1971,
c'est un hold-up et quelques années plus tard, un cambriolage nocturne prive la Tour
d'Argent de trésors préservés jusque-là dans des vitrines. En 1981, un commando
d'Action Directe saccagera les salons. Mais la vieille dame est toujours là, pimpante,
grâce aux efforts de Claude Terrail pour la préserver et toujours l'embellir. Les
travaux se suivent à tous les étages dans un éternel recommencement. Les caves, par
exemple, que l'on peut visiter dans la grâce d'un son et lumière. «Nous avons une
des plus belles caves du monde qui contient plus de 500 000 bouteilles»,
rappelle-t-il.
150 couverts/jour
La Tour d'Argent compte aujourd'hui une centaine de salariés. «J'ai un personnel
formidable. Sans mes collaborateurs, je ne serais rien. Bernard Guilhaudin, chef des
cuisines, fait un travail remarquable», dit Claude Terrail.
L'établissement réalise en moyenne 150 couverts/jour pour une capacité de 100 places
assises. Le ticket moyen avoisine les 500 F au déjeuner (menu à 350 F) et dépasse les 1
000 F au dîner. Les meilleures ventes s'effectuent sans surprise avec le canard facturé
370 F et les Quenelles de brochet André Terrail (270 F). Le Caneton challandais de l'an
2000 au Côte de Nuits, millefeuille aux champignons des bois sera la star du prochain
réveillon dont le menu a été fixé symboliquement à 2 000 F (boissons non comprises).
Les réservations sont closes depuis longtemps...
D'une élégance sans égale, Claude Terrail n'a aucun regret : «J'ai saisi toutes les
opportunités de la vie.» Et il a su préparer l'avenir : «Je me protège, Je
suis propriétaire des murs et je rachète tout ce qui est autour de la Tour d'Argent».
C'est aussi son fils, André, son grand bonheur, qu'il veut protéger. Un fils que lui a
donné sa seconde épouse Taria, d'origine finlandaise et qu'il a baptisé André, en
hommage à un père vénéré. André va bientôt fêter ses vingt printemps. «Depuis
sa plus tendre enfance, lorsqu'on lui demande ce qu'il veut faire plus tard, il répond :
restaurateur comme papa. Il vient de partir aux Etats-Unis pour faire des études de
gestion, parce qu'aujourd'hui, le succès, c'est de savoir gérer une affaire. Tout est
question de gestion !», explique Claude Terrail. André Terrail, jeune homme de son
temps, a d'ailleurs créé cet été le site Internet de la Tour d'Argent. Son père a
pris toutes les dispositions pour faire de lui le nouveau propriétaire de cette maison
mythique. Gageons qu'il lui a aussi légué son panache. n
© Atelier Proust |
© Atelier Proust |
|
© Atelier Proust |
© Atelier Proust |
© Atelier Proust |
|
|
Le canard au sang de la Tour d'ArgentPour quatre personnes, prévoir 2 beaux canetons d'environ 1,6 kg pièce, un verre
à liqueur de vieux madère, un autre de cognac, une tasse de bouillon épicé, un jus de
citron et le foie du canard écrasé dans un mixer. |
L'HÔTELLERIE n° 2634 Magazine 7 Octobre 1999