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Parce que certaines entreprises ne reposent que sur la qualité des relations personnelles et professionnelles qui existent au sein d'une même famille, il arrive que certaines d'entre elles disparaissent du simple fait d'une mésentente. L'histoire de la famille Darmangeat à Moulins est de celle-là.
m Pierre Boyer
L'histoire de l'Hôtel
Moderne à Moulins (Allier) et de la famille Darmangeat colle à celle du siècle dernier.
Elle contient tous les grands épisodes de l'évolution d'une profession. Parce que la
valeur essentielle est le travail, toute une génération s'y consacrera. Une
disponibilité sans faille permettra un développement prometteur qui, malheureusement,
pour des questions humaines, se verra avorté par un manque d'adaptation au nouveau
marché, du simple fait de l'autoritarisme d'un père.
En 1995, la mort d'André Darmangeat, 87 ans, marque la fin d'une histoire. Celle d'une
famille d'hôteliers-restaurateurs complètement impliquée, immergée dans la vie d'une
ville, Moulins, préfecture de l'Allier. L'affaire vivotait depuis une dizaine d'années.
Les enfants d'André, sa fille, qui travaille au Moderne depuis toujours, et son fils,
Michel, peuvent alors vendre le fonds pour un prix dérisoire. Celui d'un F2, matériel et
stock compris. Michel, écarté par son père pour cause de divergences et
d'incompatibilité d'humeur, raconte l'épopée du Moderne et de sa famille dans un livre Un
hôtel, une ville, une famille.
Tout a commencé après la guerre de 14-18. Pierre et Mariette Darmangeat s'installent à
Moulins en 1919, place aux Foires. Ils ont racheté une auberge avec 15 chambres, de
nombreuses dépendances, 2 écuries, donc des possibilités pour accueillir agriculteurs
et représentants, la clientèle de l'époque. C'est la grand-mère qui tient les
fourneaux. "C'étaient des gens très courageux ; ils travaillaient 24 h/24. Et le
grand-père, qui s'occupait essentiellement des achats, excellait aussi dans
l'organisation, les relations publiques. Il était bourru, de mauvaise foi, mais très
proche des clients. Il a fait du marketing avant l'heure", relate Michel
Darmangeat.
La façade de l'Hôtel Moderne, aujourd'hui franchisé Kyriad.
La grande salle
De 1930 à 1937, des investissements vont amener l'établissement à 50 chambres, avec,
surtout, une grande salle, 'la grande salle'. "Cela a été un outil fabuleux
jusqu'en 1965. Il n'existait pas de salle des fêtes dans la ville. Et il n'y a pas une
famille de Moulins qui n'ait fêté un baptême, un mariage, une communion ou autre fête
au Moderne", souligne l'auteur. André, né en 1908, suit des études de cuisine
à Clermont-Ferrand. Il se marie en 1932 avec Hélène, entrée à l'hôtel comme femme de
chambre. "Tout le monde l'appelait la Marie. Elle était faite pour l'hôtellerie,
se souvient Michel.
Il n'y a que les clients qui comptaient. Elle joignait une mémoire phénoménale à
une disponibilité totale." En 1939, André Darmangeat doit partir se battre
contre les Allemands. Fait prisonnier, il est libéré en mai 1945. Quelques mois plus
tard, il met ses affaires au net. Les grands-parents doivent quitter le Moderne. Renée,
la sur d'André, reçoit les murs tandis que lui récupère le fonds. Période
d'après-guerre, rationnement, mais reprise de l'économie. Ce sont les années d'or, la
prospérité. Les affaires marchent bien. L'hôtel correspond aux besoins de la
clientèle. La concurrence reste relativement timide. La mécanique fonctionne
parfaitement. La famille est impliquée dans toutes les tâches. En revanche, la vie
familiale est réduite à la portion congrue. Le personnel est dévoué. "Nous
faisions partie intégrante de l'hôtel. Il fallait être disponible pour les clients. Pas
de repas tranquille en famille. Pas question de se faire servir." Et Michel
Darmangeat se souvient.
Deux mois en quelques jours
"Je préparais la salle pour le bal - paraffine sur le parquet - puis je tenais le
vestiaire. Pendant les vacances de Pâques, je mettais quatre fûts de beaujolais en
bouteilles. En été, tout le monde, certains clients aussi, étaient réquisitionnés
pour l'équeutage et la préparation de conserves en tous genres." L'apogée se
situait en janvier avec le concours Agricole. "Le défi était clair : loger et
nourrir autant de personnes en quelques jours qu'en deux mois. Tous les recoins de
l'hôtel servaient à accueillir tout ce qui pouvait représenter un couchage. Même
quintuplée, la capacité de l'hôtel restait en dessous des besoins. Pendant trois jours,
le nombre de couverts, midi et soir, avoisinait les 350." Voilà quelques
exemples de l'ambiance de l'époque. André poursuit aussi une collection de mignonnettes
(environ 10 000 pièces actuellement dans des cartons) et se passionne pour l'aviation et
la photographie. En 1956, l'établissement est modernisé à nouveau : ascenseur et
téléphone dans toutes les chambres.
"La réussite foudroyante a eu pour conséquence le mépris le plus complet pour
toute règle élémentaire de gestion", soutient Michel Darmangeat. Ce qui allait
se révéler dramatique par la suite.
Petit à petit, la tendance s'inverse. La ville se dote d'une salle des fêtes en 1955.
L'autoroute Lyon-Paris réduit le passage des touristes sur la nationale 7 dans les
années 60. Les foires quittent le centre-ville et la place aux Foires. Le Crédit
Agricole, ainsi que d'autres sociétés, se dote de restaurants d'entreprise. La
concurrence en périphérie se précise dans les années 80 avec un confort supérieur au
Moderne. "Nos chambres étaient trop petites, surtout depuis l'intégration de
douches et W.-C. sur la même surface. Il aurait fallu en faire 2 avec 3",
souligne l'auteur.
Pas dévolution
Et la mésentente, depuis 1962, entre André et Michel, qui a pourtant suivi des études
en hôtellerie-restauration, perdure. Le père ne parle plus et ne veut plus voir son
fils. La cause remonte à un différend sur les choix de Michel pour un stage et pour son
mariage, choix "qui dérangeaient mon père ; il voulait décider de tout".
Michel s'est orienté alors dans une autre voie, dans une grande société, avant de
devenir consultant en commerce international.
Les changements se poursuivent. Le client évolue et se fait rare. Le Moderne change
d'orientation en travaillant avec les tour-opérateurs et les voyages organisés. Mais la
marge n'est pas la même. La cuisine, copieuse et très appréciée dans les années
50/60, n'a pas évolué. "Le potage continuait à servir de hors-d'uvre pour
le dîner." André et Hélène habitent une chambre de l'hôtel, au-dessus du
bar. Pas question qu'ils décrochent ; ils n'ont prévu aucune solution de repli.
L'entreprise vivote, survit grâce à la trésorerie accumulée pendant les années
fastes. La mère disparaît en mai 1982. Les murs sont vendus en 1988 ; André Darmangeat
n'a pas souhaité les racheter. Le maître des lieux disparaît en 1995. Le fonds est
vendu pour 450 000 F à un couple de jeunes. Ils déposent leur bilan un an plus tard. La
Soghest, dirigée par Philippe Boismenu, relève le défi. La société moulinoise, qui
possède une douzaine d'hôtels en France, achète l'établissement et réalise son plus
important investissement. Cinq millions de francs sont dépensés pour une rénovation
complète. Le nombre de chambres passe à 42, toutes climatisées. Le Moderne commence une
deuxième vie en avril 1999, et passe, quelques mois plus tard, sous franchise Kyriad.
Mais sans la famille Darmangeat.
Un hôtel, une ville, une famille par Michel Darmangeat, à commander au 04 70 44
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Michel Darmangeat : "Nous avons raté une évolution, un passage à un moment
donné."
En dates |
1919 Pierre et Mariette Darmangeat achètent une auberge à Moulins. 1930 Investissements importants ; la capacité passe à 50 chambres ; une grande salle est créée. 1946 Leurs fils André reprend la suite. De 1946 à 1960, ce sont les années fastes. 1956 Nouveaux investissements avec l'installation d'un ascenseur et du téléphone dans chaque chambre. 1962 Brouille entre André et son fils Michel qui quitte l'établissement. De 1960 à 1980, les affaires restent correctes mais moins florissantes qu'auparavant. 1980 Les difficultés s'accumulent. 1995 Vente du fonds après le décès d'André Darmangeat. Les repreneurs font faillite l'année suivante. 1998-1999 La Soghest rachète le Moderne et le relance. Passe sous franchiseKyriad. |
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L'Hôtellerie n° 2738 Magazine 4 Octobre 2001