Que ce soit en cuisine, dans ses hôtels, dans ses vignes, ou encore à travers sa fonction de consultant du groupe Nestlé, Michel Guérard n'a de cesse d'innover. A 68 ans, l'inventeur de la cuisine minceur fait peut-être moins parler de lui, mais il s'active tout autant, et quelques-uns de ses élèves sont parmi les meilleurs cuisiniers du monde.
m Brigitte Ducasse
A 68 ans, Michel Guérard a tout obtenu : la reconnaissance, le respect de ses
pairs et la prospérité.
Le pas est toujours pressé,
l'il souvent espiègle, la silhouette impeccable et le teint aussi frais que les
roses de son jardin. Michel Guérard respire la félicité. Dans son domaine d'Eugénie,
où sa notoriété a désormais dépassé celle de l'impératrice, il vous entraîne d'un
pas alerte vers sa dernière trouvaille. Un ascenseur entièrement vitré, aménagé dans
le luxueux Relais & Châteaux, permet de savourer la quiétude du site. Au sommet,
plongeon dans le jardin des délices, un monde à part. Quelques hôtes s'attardent à la
terrasse du restaurant gastronomique des Prés d'Eugénie. D'autres se prélassent autour
d'une délicieuse piscine noyée dans la verdure. Derrière une frondaison d'arbres, se
dessine dans son habit rural du XVIIIe siècle landais la Ferme Thermale d'Eugénie, lieu
de cures de remise en santé personnalisées. Pour cerner l'étendue du domaine, il faudra
cheminer dans les jardins et les bosquets. Des sentiers follets bordés d'aromates mènent
au Couvent des Herbes et à ses chambres-salons exquises, à la Maison Rose, riante
guest-house à la française, ou encore vers les Logis de la Ferme aux Grives, maison de
maître pour les amoureux d'indépendance et de raffinement extrême. Elle côtoie le
restaurant la Ferme aux Grives, une perfection d'auberge d'autrefois, imaginée pour
séduire la clientèle locale. Dans ce village dédié au bien-être, 190 personnes sont
au service d'une clientèle qui vient des quatre coins du monde (35 % d'étrangers). Entre
les trois restaurants, le Relais & Châteaux et ses satellites, et le centre thermal
classique qui accueille chaque jour 500 curistes, le chiffre d'affaires atteint les 72
millions de francs hors taxes.
Ce resort, unique dans sa conception, a été forgé patiemment depuis 1974, date à
laquelle Michel Guérard quittait son restaurant Le Pot-au-Feu dans la région parisienne,
ses 2 étoiles Michelin, afin de démarrer une autre aventure avec son épouse Christine
Barthélémy. Le centre de cure thermale que dirige alors l'héritière de la Chaîne
Thermale du Soleil avait besoin d'un nouveau souffle. Elle a trouvé son maître.
La Ferme Thermale, lieu de cures personnalisées.
A l'aise dans toutes les situations
"Personne ne connaissait Eugénie-les-Bains, ce petit village landais de 500
âmes, analyse Michel Guérard. Si nous voulions réussir, il fallait réaliser un
établissement incontournable. Nous étions condamnés à évoluer." De là à
inventer la cuisine minceur tout en imposant sa cuisine gourmande, il n'y avait qu'un pas,
fruit d'un long parcours professionnel fait de courage, de ténacité et d'audace.
A 14 ans, à la veille de rentrer au lycée, l'élève Guérard a trouvé sa vocation. Il
veut être médecin. Bouchers près de Rouen, ses parents le privent de cet espoir. Par
mesure d'équité, dans la mesure où son frère n'avait pu faire d'études (à cause de
la guerre), lui non plus n'en ferait pas. Michel rêvait encore de devenir comédien.
Chanteur dans un orchestre de copains, acteur dans le cadre du patronage local,
l'adolescent se serait bien vu toute une vie durant sur les planches. Puisqu'il fallait
trouver autre chose, il optera finalement pour le métier de pâtissier : "J'étais
émerveillé par cette réaction physicochimique de la pâte qui se lève à la cuisson.
Je trouvais cela magique." Et puis il y avait les merveilleux gâteaux de sa
grand-mère, Aimée Boulanger, Boulanger comme le nom de l'inventeur du premier restaurant
à Paris, un homme né également un 27 mars ! Etonnante coïncidence.
A Mantes-la-Jolie où ses parents déménagent, il entre chez Kléber Alix,
pâtissier-traiteur. Trois années d'apprentissage d'une dureté extrême. Mais Michel
Guérard ne veut retenir que les bons côtés.
Signées Michel Guérard, les bouteilles Baron de Bachen ou Château de Bachen
pour le blanc sec, ou Rosa la Rose pour le rosé, sont réservées à la restauration.
Les plus belles maisons de la capitale
"Son apprentissage était universel. Il m'a permis d'être ensuite à l'aise dans
toutes les situations. C'était un excellent pâtissier qui s'évertuait à créer un
nouveau gâteau chaque semaine. Et comme il était traiteur, j'ai touché à tout. Les
escargots arrivaient vivants. Pour faire des quenelles, on tuait un veau. La nuit, il
m'amenait traquer le gibier, on chassait au phare, on distillait en fraude, tout ce qui
était interdit."
Michel obtient son CAP et décroche le premier prix au concours d'Apprenti pâtissier de
Paris. Lors de la remise des diplômes, un homme est dans la salle, il est Meilleur
ouvrier de France et s'appelle Jean Delaveyne. Cette rencontre sera décisive, le jeune
diplômé ne le sait pas encore...
Première maison, l'Hôtellerie du Cygne à Totes, 2 étoiles au guide Michelin.
Puis 28 mois sous les drapeaux. Basé à Cherbourg, le soldat cuisinier met à profit son
temps libre pour dévorer les livres de cuisine, mais pas seulement. "Je ne
voulais surtout pas perdre mon temps." Déjà un boulimique de la vie ! A peine
libéré, il décroche le poste de chef pâtissier au Crillon. Il a tout juste 24 ans,
découvre l'organisation très hiérarchisée des grandes brigades et le mépris des
cuisiniers envers les pâtissiers. Mais le jeune homme sait déjà s'imposer. Un jour, il
somme le chef saucier qui se montrait particulièrement arrogant de frapper désormais
avant d'entrer dans son laboratoire. "Du jour au lendemain, nos rapports ont
totalement changé. Un respect mutuel s'est instauré, et nous sommes devenus amis. Il m'a
appris une autre manière de cuisiner." Auréolé de son titre de Meilleur
ouvrier de France (il est arrivé premier), Michel grimpe encore une marche. Le voici au
Lido, un univers taillé pour le comédien qu'il aurait voulu être et pour le cuisinier
qu'il allait devenir, car son contrat stipule qu'il se chargerait de faire la cuisine pour
les propriétaires lorsque ces derniers inviteront dans leur propriété.
"Au Lido, j'étais dans mon élément avec cette ambiance de fête. J'ai assouvi
quelque part ce qui m'avait échappé. Je m'amusais comme un fou." Une époque
heureuse, vécue dans l'insouciance. L'époque où se nouent des amitiés indéfectibles,
Jean Delaveyne, Paul Bocuse, les frères Troisgros...
Au bout de 6 ans, Michel Guérard décide de "redevenir sérieux" et de
s'installer à son compte. Sans le sou, le voilà réduit à acheter 20 000 F, à la
bougie, et sans l'avoir vu, un établissement situé en banlieue, à Asnières. Quand il
découvre le lieu, c'est la consternation. L'endroit est infâme et le quartier glauque.
Il bricole un sympathique décor campagnard et ouvre Le Pot-au-Feu en juin 1965. Les
débuts sont décourageants et ce n'est pas faute de se dépenser. Paradoxalement, c'est
durant cette période de vache maigre que naît déjà en filigrane le concept de cuisine
minceur. "Comme Le Pot-au-Feu ne suffisait pas pour rembourser le banquier, je
réalisais des plats minceur pour les clientes d'une amie qui venait d'ouvrir un salon de
coiffure, rue Montaigne. J'avais baptisé ce restaurant improvisé La Ligne. C'était
l'époque où l'on commençait à parler de régime et de diététique."
Michel Guérard avec son chef Olivier Brulard.
L'ascension
En attendant la vraie révolution, Michel Guérard s'épuise au point d'envisager, 6 mois
plus tard, de mettre le mot fin à son aventure. C'est alors que Jean Delaveyne lui donne
ce conseil définitif. "Il m'a donné une leçon. 'Michel tu vas crever. Alors
crève en beauté et fait ce que tu as envie de faire'." C'est le déclic, un
changement radical de cap et le départ d'une ascension fulgurante. On se pâme devant son
inventivité. Emballé, Henri Gault lance la mode. Le tout Paris accourt. Sa fameuse
Salade gourmande, mélange de haricots verts, de pointes d'asperges, de foie gras en
copeaux et de truffe, sera copiée à l'infini. Dans cette ambiance électrique, Michel
innove encore en lançant le service à l'assiette, imaginé faute de place. En 1967, Michelin
le couronne de 1 étoile. Puis d'une seconde en 1970. Deux années durant, le chef porté
au pinacle tourne à plein régime. Après son service au Pot-au-Feu, il enchaîne au
Reginskaïa, le restaurant russe de Régine. C'est ici qu'il rencontre sa future épouse
venue le remercier de lui avoir envoyé un cuisinier pour son établissement thermal
d'Eugénie-les-Bains. Lorsque Michel envisage de quitter Le Pot-au-Feu, c'est ensemble
qu'ils partent en quête d'une nouvelle affaire. Chez Laurent, devant l'indigence du
service, l'idée naît du service à la cloche. "On s'était aperçu que les plats
qui sortaient de la cuisine étaient parfaits ; arrivés sur les tables, ils étaient
froids." Maxim's, symbole du luxe absolu, leur passe sous le nez, raflé par le
grand couturier Cardin.
Rien ne se fait, et le temps presse : Le Pot-au-Feu doit être exproprié. Tout concourt
pour attirer Michel Guérard dans ce coin de Chalosse à Eugénie-les-Bains, la station
spécialisée, entre autres, dans les problèmes de poids. En découvrant les curistes
attablés devant leurs tristes carottes râpées, le cuisinier gourmand ne peut
qu'imaginer autre chose. "Je me suis souvenu de ce que je faisais à La Ligne
avenue Montaigne." C'est alors qu'est née la cuisine minceur : la clientèle
accourt pour maigrir avec plaisir. Son livre La grande cuisine minceur s'arrache.
Mais il n'y a pas que les candidats au poids plume qui se sont montrés intéressés par
des menus à la fois légers, gourmands et beaux à voir. En 1996, le président de
Nestlé débarque à Eugénie. Il recherche quelqu'un qui saurait apporter une dose de
créativité à ses produits, du romantisme aux surgelés. "Je suis allé visiter
leur centre de recherche à Beauvais, et j'ai senti immédiatement que j'allais
énormément apprendre sur la chimie alimentaire, que cela ne pourrait que me faire
progresser." C'est ainsi que Michel Guérard est devenu le premier chef français
à travailler main dans la main avec un industriel. Car la fonction de consultant
international Nestlé pour les produits Findus, Chambourcy, Gervais... est loin de se
résumer à un nom vendeur apposé sur un produit. La collaboration est entière, la
recherche partagée, si bien d'ailleurs que Michel Guérard a pu mettre au point son
dernier concept, 'une cuisine minceur active' (marque déposée), qui tient compte des
besoins énergétiques tout en chassant les calories.
Aujourd'hui, Michel Guérard possède plusieurs casquettes - il est, entre autres,
directeur général de la Compagnie française du thermalisme -, mais la cuisine reste au
cur de ses préoccupations. Et il s'interroge : "Qui fera la cuisine
française de demain ? Aujourd'hui, les lycées hôteliers, sans enlever de leurs
qualités, ne répondent pas à ce problème. On veut tout enseigner. Résultat, quand un
jeune arrive chez nous, il faut tout lui apprendre. Et au bout d'un an, il s'en va. C'est
une erreur. Sans avoir assimilé les bases classiques, on se condamne à ne pas pouvoir
évoluer." Ducasse, Bulot, Chibois, et bien d'autres passés à Eugénie, ont
bien retenu la leçon.
Ce constat fait, le parrain de toute une génération conclut sur une note d'optimisme :
"Je préfère garder l'espoir. Je me dis que tout est cyclique." Sur ces
mots, il file en cuisine rejoindre son chef Olivier Brulard, un nom à retenir. n zzz22 zzz18p
Le Château de Bachen.
Bio express 1933 |
Article précédent - Article suivant
Vos commentaires : cliquez sur le Forum des Blogs des Experts
L'Hôtellerie n° 2738 Magazine 4 Octobre 2001