Après avoir essuyé le feu des critiques gastronomiques de Big Apple lors de son installation à l'Essex House en juin 2000, le chef landais est aujourd'hui consacré aux Etats-Unis. L'Amérique, il l'aura finalement 'eu'. A sa manière, en jouant collectif et qualitatif.
m Claire Cosson à New York
© Maurice Rougement
"Je suis venu à New York un peu par défi, mais aussi
pour défendre le rayonnement de la cuisine française dans le monde. Je n'aime pas être
tout seul, j'aimerais que d'autres fassent de même."
Jeudi 16 août, 20 h 30.
Alain Ducasse apparaît frais comme un gardon dans l'entrée de son restaurant
new-yorkais, derrière une splendide statue ('Le secret') réalisée par le sculpteur
Folon. Le chef vient tout juste de débarquer de Paris la veille et repart le
surlendemain. "Je vis maintenant au rythme des décalages horaires",
explique-t-il, l'il malicieux. Aujourd'hui à Manhattan pour fermer sa nouvelle
adresse durant une petite quinzaine, Alain Ducasse aura de toute manière l'occasion de
souffler d'ici à quelques jours. Quoique... Connaissant l'oiseau...
Un repos salvateur serait pourtant bien mérité. Car l'aventure américaine dans laquelle
il s'est jeté voilà plus d'un an, avec ses collaborateurs, s'est révélée assez
corsée. "Comme Paris, New York est la ville des plus grands défis... J'avais
envie d'y être et d'y faire de la haute cuisine française. C'était aussi histoire de
défendre le rayonnement de notre savoir-faire dans le monde. Ça a été difficile",
avoue celui qui, à 12 ans, osait faire des remarques à sa grand-mère quant à la
cuisson des haricots verts.
Et d'ajouter : "Mes prédécesseurs tels Daniel Boulud ou Jean-Georges m'ont
néanmoins fait partager leur expérience." En attendant, sitôt inaugurée sa
table de luxe dans l'enceinte de l'ancien restaurant 'Les célébrités' à l'hôtel Essex
House face à Central Park, c'est la douche, non pas écossaise, mais américaine.
Rarement un restaurateur n'est montré d'un doigt aussi accusateur : arrogance, prix
prohibitif, snobisme à la française... tout y passe. Mais Ducasse ne brille jamais mieux
que dans l'adversité. "J'ai baissé la tête et j'ai continué mon métier en
respectant mes principes de recherche de l'excellence", dit-il.
© A. Bootz |
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L'excellence du terroir américain
Et l'audacieux défi qu'il s'était lancé est à ce jour largement relevé. A tel point
d'ailleurs que la Fondation James Beard, créée en mémoire d'un célèbre chef
new-yorkais, a couronné Alain Ducasse at the Essex House Meilleur nouveau restaurant de
l'année 2000. Quant aux fines gueules de Manhattan, elles se sont elles aussi laissées
séduire par cette cuisine et ce service d'exception. Il suffit d'observer l'ambiance qui
règne ce soir dans la grande salle du restaurant pour le comprendre. Dans un cadre
entièrement rénové (2 millions de dollars ont été investis), où murs en palissandre,
colonnes de granit, boiseries dorées, soies blondes et brunes, tableaux-sculptures
d'Arman se mêlent aux objets chinés (carafes, paravents et boîtes chinoises...) et
autres photos contemporaines, les gourmets se régalent sous le regard passionné des
serveurs. Avec d'autant plus de plaisir d'ailleurs qu'ils jouissent, d'une part, d'espace,
et d'autre part, de temps (les tables ne tournent pas deux à trois fois comme
habituellement de l'autre côté de l'Atlantique). Un luxe absolu dans Big Apple. Sans
compter, en outre, qu'ils dégustent la fine fleur de ce que produit l'Amérique dans le
domaine alimentaire.
"Excepté les truffes et le caviar, 90 % des produits utilisés ici ont une
origine américaine. Le transport est certes plus long et plus coûteux, mais les
Etats-Unis regorgent d'aliments exceptionnels que j'aurais eu tort de négliger",
affirme cet obsédé de la qualité. Du foie gras de la Vallée de l'Hudson, en passant
par les belons de Hog Island, les pêches de l'Ohio, le buf de l'Arizona, les
escargots du Maryland et bien d'autres délicieuses nourritures, la carte de l'Essex House
porte en réalité au pinacle le terroir américain.
Associée à l'impressionnante technique et au savoir-faire incontestable qui caractérise
Alain Ducasse, la prestation dans l'assiette est évidemment à la hauteur de la
réputation du bonhomme. Juste cuisson, alliance de saveurs inédites, respect du goût,
service impeccable... rien ne manque. Tout le monde s'accorde à le reconnaître.
Pourtant, le chef a confié en toute sérénité les commandes de ses fourneaux à Didier
Eléna. Ce qui choque du reste un certain nombre d'Américains habitués à serrer la
pince du maestro dans son antre.
"Je n'ai aucune raison d'être sans arrêt dans ma cuisine ! J'ai en effet formé
au meilleur niveau mes équipes qui interprètent ma partition avec brio",
explique le créateur de Spoon et Bar & Buf. Et de préciser : "Les
chefs doivent par ailleurs voyager pour s'ouvrir au monde et faire que l'aura de la
cuisine française ne s'étiole pas. Rappelez-vous, il y a eu des missionnaires comme
Roger Vergé, Paul Bocuse, Michel Guérard et les autres. Ils se sont baladés et ont
propulsé l'image de la gastronomie française vers les sommets." Savoir
s'entourer, former, initier, voire même inventer les talents, voilà bel et bien l'un des
secrets de la réussite d'Alain Ducasse. Pierre Graal ne doute pas ainsi un seul instant
que le chef l'ait nommé responsable de salle de sa maison new-yorkaise, "parce
qu'il savait que je lui convenais à ce poste". Pas plus d'hésitation chez ce
jeune sommelier belge que l'on connut avenue Raymond Poincarré et qui a répondu au quart
de tour à l'invention américaine de Ducasse. "Il sait ce qu'il nous faut",
rit l'intéressé.
Une brigade de 20 cuisiniers, sélectionnés selon des critères précis,
travaille à New York.
Former pour s'enrichir soi-même
Qu'importe l'état civil ! Lorsque Alain Ducasse croit avoir trouvé 'le bon', il sait
convaincre. "Je suis le réalisateur du casting de mes équipes. Je connais leur
profil et fais en sorte de mettre le bon homme à la bonne place", explique le
patron d'Alain Ducasse Formation (ADF). Un véritable chef d'école en somme qui surveille
de près le recrutement de ses collaborateurs, leur dispense sa philosophie de
l'excellence, et incite ensuite ses élèves à prendre leur envol. Un peu à la manière
de ses maîtres d'antan dont la star de la cuisine française ne manque pas de faire les
éloges. "Roger Vergé, c'était la rigueur, l'excellence, le professionnalisme à
l'état pur. Alain Chapel, l'obsession de la perfection et du respect des produits. Michel
Guérard, l'ouverture d'esprit, le sens de l'innovation...", raconte Alain
Ducasse.
Apparemment, la méthode du chef landais fonctionne elle aussi plutôt pas mal. Quelque
120 de ces "petits gars", tous plus jeunes les uns que les autres,
officient en effet à travers la planète tout entière. Et pas dans n'importe laquelle
des maisons, s'il vous plaît ! Alexandre Molina a pris possession des cuisines du
Westgate Hotel à San Diego. Sandro Gamba s'est installé au Park Hyatt Regency de
Chicago. Christophe Megel trône au Ritz Carlton de Singapour. Cracco Carlo a monté son
affaire à Milan... Sans compter ceux qui brillent sur le territoire national : Alain
Soliveres à l'hôtel Vernet, Alain Llorca au Chanteclerc, Hélène Darroze à Paris... La
liste est longue. Et elle devrait encore s'allonger au cours des prochaines années. "Parce
que former, c'est à la fois un enrichissement pour l'entreprise et pour soi-même. Cela
nécessite bien sûr d'être à l'écoute des individus !", conclut le maître
qui a la charge de 8 apprentis au Plaza Athénée. A ce propos, Alain Ducasse et ses
proches collaborateurs planchent actuellement sur l'épineux dossier de la formation des
métiers de bouche en France avec les bureaux de Jack Lang. Là aussi, il va falloir
avancer ! Tout comme Ducasse le fait au sein de son entreprise. Ça pousse derrière... nzzz18
Alain Ducasse révèle les talents et laisse ses collaborateurs prendre leur
envol.
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L'Hôtellerie n° 2738 Magazine 4 Octobre 2001