A l'époque où certains cuisiniers parlent "d'internationalisation du business", de développement et de redéploiement des affaires, d'optimisation et de cotation en Bourse, la famille Haeberlin semble vivre paisiblement à la mesure du courant de l'Ill. Plus d'un siècle que les générations Haeberlin se repassent les fourneaux.
Philippe Lamboley
© J.-L. Péchinot
Se souvient-on encore
de L'Ami Fritz et de sa guinguette L'Arbre Vert ? Quelques anciens du village
d'Illhaeusern ? Marc Haeberlin, lui, ne peut en parler qu'en feuilletant l'album de
photos. Comme bien souvent dans l'histoire de ces grandes maisons, l'aventure commença
par une mère. En 1882, Frédérique, l'épouse d'un certain Haeberlin, régalait les
notables de Colmar et de Sélestat venus passer leur dimanche à l'ombre du majestueux
saule pleureur de L'Arbre Vert. Les générations se suivent, les guerres marquent les
esprits et les destinées. L'Arbre Vert est totalement détruit pendant la dernière
guerre. A la Libération, les deux frères, Jean-Pierre et Paul, décident d'unir leurs
efforts pour reconstruire l'auberge de famille. Paul s'occupera des fourneaux,
Jean-Pierre, qui voulait être architecte, de la décoration et de la salle. L'aventure
culinaire peut ainsi se poursuivre. Elle entre dans l'ère de la haute gastronomie, pour
ne plus jamais la quitter. L'Arbre Vert est mort, vive l'Auberge de l'Ill. Les gastronomes
se passent l'adresse, et les inspecteurs du guide Michelin s'y arrêtent à
plusieurs reprises pour y déposer une première étoile en 1952, une seconde en 1957 et
une troisième en 1967. Voilà 35 ans que les cigognes arrivent au printemps chez les
Haeberlin pour déposer un Guide Rouge qui confirme la bonne tenue de la maison.
Famille, amitié et esprit d'équipe
© J.-J. Magis
Depuis, beaucoup d'eau de l'Ill a coulé sous le pont d'Illhaeusern.
Jean-Pierre et Paul ont laissé progressivement les commandes à Marc et à sa sur
Danielle. Certains attendaient de cette succession une révolution. C'était mal
connaître la force tranquille, le nerf de guerre de cette belle maison qui a toujours su
tout absorber, tout intégrer - les guerres, les crises, les modernisations, les
changements de société - sans jamais se départir de sa propre philosophie. La maison
Haeberlin repose sur trois piliers inébranlables qui assurent ses fondations : la
famille, l'amitié et l'esprit d'équipe.
La famille est une et indivisible. Chacun trouve sa place dans les rouages de l'entreprise
et cultive un bout du jardin en empiétant le moins possible sur l'allée de l'autre. La
famille est là pour accueillir les nouvelles générations et les intégrer le mieux
possible à la vie professionnelle. Le restaurant est une fourmilière dans laquelle
chacun a son rôle. Mais il est également une structure sociale dans laquelle il est
facile d'imaginer la pouponnière, l'école de formation, l'atelier et la maison de
retraite. Une sorte de phalanstère...
Aujourd'hui, Paul, son épouse et Jean-Pierre sont à la retraite, continuent néanmoins
à travailler pour l'Auberge, et forment un conseil de sages. Leur présence n'est pas
discutée et Marc nous dira : "Le restaurant, c'est toute leur vie. Pourquoi les
chasserions-nous ?" Marc et sa sur ont donc profité pleinement de cette
organisation. Ils ont participé très tôt à la vie de l'Auberge, sans y être forcés.
Marc évoque avec bonheur les moments de son enfance et nous confie : "J'ai
toujours été heureux dans les tabliers de mon père." C'est certainement dans
cette organisation familiale qu'il faut aussi chercher des économies d'échelle
substantielles. C'est un peu un système érigé en autosuffisance. Ici, pas d'architecte
d'intérieur, de chargé de communication, d'attaché de presse, de paysagiste. Chaque
membre a trouvé véritablement sa place en prenant en charge une activité satellite de
la restauration. Jean-Pierre et Marc dessinent et s'occupent avec Danielle de la
décoration du restaurant, Marco jardine et entretient l'immense parc paysagé, la maman
de Marc s'occupe des fleurs...
La famille, c'est aussi un cercle construit grâce à l'amitié. Moins médiatiques que
certains, ils font cependant partie du groupe très restreint des plus anciens 3 étoilés
au Michelin avec Paul Bocuse et la famille Troisgros. Ces trois maisons
entretiennent des liens étroits qui ressemblent à s'y méprendre à des liens filiaux.
Le troisième pilier de la maison est tout aussi important. Marc Haeberlin parle même de
soubassement, de fondations. L'Auberge de l'Ill fait partie de ces maisons où tout se
passe comme dans une abbaye cistercienne. On y rentre, on adhère à son esprit, on est en
communion avec les êtres qui y vivent... ou alors on ne tient pas longtemps ! Ceux qui y
ont trouvé leur place restent jusqu'à la fin de leur carrière. Marc aime rappeler que
celui qui l'a formé, Daniel Rederstorff, a commencé comme apprenti auprès de son père
pour finir second et ne quitter les cuisines du restaurant que forcé et contraint par
l'âge de la retraite. Mais il aime également évoquer les noms de ceux qui font
l'équipe en n'oubliant jamais de citer les années de présence : son chef pâtissier, 20
ans à l'Auberge, le maître d'hôtel en place depuis 25 ans..., et le chapelet des
fidèles employés s'égraine avec une ancienneté peu égalée dans le milieu de la
restauration où tout le monde se plaint du turn-over infernal et du manque de personnel.
Les femmes et les hommes A l'Auberge de l'Ill, l'ancienneté est de mise et Marc Haeberlin insiste beaucoup sur cet aspect d'une équipe solide et durable. Aperçu de l'organigramme : Sous la direction de Marc et Paul Haeberlin w Chef pâtisserie : Christophe Fischer Sous la direction de Danielle et Jean-Pierre Haeberlin Direction de l'hôtel |
Pas de dépenses inutiles
En écoutant Marc Haeberlin, on se dit que les soucis que connaissent certains
restaurateurs en France effleurent à peine l'esprit de cet homme qui continue de prendre
le temps de rêver. En vérité, le stress semble l'avoir épargné. Bien sûr, les effets
de la crise sont aussi ressentis ici, d'autant que l'Allemagne toute proche est bien mal
en point. Il ne faut plus, comme à une certaine époque, 2 mois pour obtenir une table le
dimanche midi. Par contre, elle n'a en rien modifié le taux de remplissage de la salle.
On ne trouvera pas non plus à l'Auberge de petit menu ou de menu d'affaires. Marc s'en
explique très clairement : "Je refuse de perdre de l'argent dès qu'un client se
met à table, pour simplement voir la salle remplie. Je ne veux pas non plus priver ma
clientèle des produits les plus luxueux qu'elle s'attend à trouver dans un restaurant du
rang de l'Auberge. Je continue donc à travailler truffes, caviar, homard, foie gras, et
à les vendre à un prix qui permet de faire vivre l'entreprise." Le restaurant
est plein midi et soir avec 2 jours de fermeture.
Lorsque nous évoquons les difficultés à faire vivre un 3 étoiles, les marges de plus
en plus serrées, les contraintes de gestion, la nécessité de développer des activités
annexes plus rentables, Marc se contente de sourire : "Je suis ici tous les jours,
j'aime mon métier, il continue à me distraire. Je n'ai pas un train de vie au-dessus de
mes moyens et le restaurant suffit à payer une belle équipe formée d'un nombre
impressionnant de grands professionnels. La famille Haeberlin, ajoute-t-il, n'a
jamais éprouvé le besoin de s'offrir une maison à Saint-Tropez, un chalet à
Courchevel. Nous avons toujours tout réinvesti dans le restaurant." Et
d'ajouter, après quelques instants de réflexion : "Je ne veux pas me disperser.
Nous avons toujours évité les dépenses inutiles : le marketing, la communication, et je
crois que cela nous réussit." Dans un grand éclat de rire, il continue :
"C'est vrai, il n'y a à l'Auberge aucune boutique de vente, aucun produit griffé
Haeberlin. Jamais nous n'avons acheté de vignes. Je me demande d'ailleurs comment nous
pourrions faire mieux que tous les viticulteurs qui nous entourent, et pourquoi
concurrencerions-nous une partie de notre plus belle clientèle ?" Lorsqu'on lui
demande justement de définir la clientèle de l'Auberge de l'Ill, la réponse ne se fait
pas attendre : "Ici, nous n'avons jamais pris le temps de faire des statistiques.
Je serais d'ailleurs bien incapable de vous dire quelle est la proportion de la clientèle
étrangère. Peut-être 50 % d'Allemands et de Suisses, mais en tout cas, une forte
proportion de clientèle locale."
© J.-L. Péchinot |
© J.-L. Péchinot |
Une rentabilité équilibrée
Dans la maison Haeberlin, la clientèle alsacienne reste primordiale, car les
Alsaciens aiment sortir, manger en famille le dimanche et même en semaine. Pour certains,
le repas annuel à l'Auberge de l'Ill est un rituel auquel, pour rien au monde, ils ne
dérogeraient. On y vient de père en fils et même en petit-fils. Cette clientèle locale
serait même un élément assez important pour conditionner les investissements. Marc s'en
explique : "Nous avons créé un superbe hôtel, l'Hôtel des Berges, géré par
Marco, mon beau-frère. Nous avons volontairement choisi de limiter le nombre de chambres
et de suites à 13. En effet, en bâtissant une structure plus importante, nous risquions
de déstabiliser le restaurant. Plus de chambres, c'était beaucoup plus de clientèle
extérieure et moins de place pour notre clientèle de proximité. L'hôtel est cité
comme un des plus charmants de France, sa rentabilité est équilibrée, cela nous suffit
amplement. De plus, quand les clients souhaitent passer une nuit sur place, nous pouvons
leur proposer d'autres structures d'accueil, chez des amis du village, en chambres d'hôte
ou en hôtellerie."
Y a-t-il un secret Haeberlin et l'Alsace est-elle une planète à part ? On se dit qu'il y
a certainement des rentrées financières annexes pour faire tourner une telle structure :
des partenariats avec l'agroalimentaire, du consulting, des prestations à l'étranger.
"Non, vraiment pas grand-chose, répond Marc avec le sourire. Deux fois par
an au plus, j'interviens dans des repas de charité. Le dernier a eu lieu à New York avec
Alain Ducasse. Je suis consultant pour le restaurant Lorenz Adlon à Berlin et pour
l'Hôtel Beach Comber à Tahiti. Un peu pour me distraire... Je n'ai jamais rien fait avec
l'agroalimentaire. On me l'a demandé plusieurs fois, mais jusqu'à présent, je n'en ai
pas eu besoin financièrement."
L'Auberge de l'Ill n'est-elle pas une survivance du passé, un endroit où rien ne bouge,
où seuls les nostalgiques se sentiraient bien ? Il n'en est rien. L'Auberge accepte les
mutations de son époque : la cuisine n'est plus la même, et Marc est à l'écoute du
monde. Sur la carte, le munster fréquente les olives noires et le thym, la carpe farcie
à la juive fricote avec le homard aux herbes thaï, le baeckeofe à l'alsacienne se
mélange au cochon de lait laqué à la pékinoise et autre poulet tandoori en brochettes.
Les habitués disent que l'épouse de Marc n'y est pas pour rien. L'intéressé rougit et
confirme : "C'est vrai, Isabelle, en travaillant à l'extérieur comme
institutrice dans les milieux défavorisés, m'apporte beaucoup. C'est une véritable
ouverture sur un autre monde. Nous parlons ensemble de brassage culturel, et ce brassage,
je le mets en forme dans l'élaboration de mes nouvelles recettes." L'épouse de
Marc ne travaille donc pas dans la structure. Serait-ce pour des raisons économiques ? "Non,
pour l'équilibre de notre couple. Isabelle adore son métier, et moi j'aime la retrouver
hors du cadre du travail et parler éducation, art, spectacles..."
Une auberge aux traditions certes bien ancrées, mais qui vit avec son époque, sans faire
trop de bruit, voilà le secret de Marc Haeberlin : "La réussite peut prendre
bien des aspects, mais elle reste fragile. Ce qui me semble vraiment passionnant, c'est de
la faire passer de génération en génération, sans forcément jouer de l'hyper-
médiatisation." n zzz18p z
Auberge de l'Ill 2, rue Collonges au Mont-d'Or 68970 Illhaeusern Tél. : 03 89 71 89 00 Fax : 03 89 71 82 83 |
Hôtel des Berges 4, rue Collonges au Mont-d'Or 68970 Illhaeusern Tél. : 03 89 71 87 87 Fax : 03 89 71 87 88 |
© J.-L. Péchinot |
© J.-B. Rabouan |
En chiffres |
Auberge de l'Ill CA HT 34,20 MF en 1999, 33,50 MF en 2000 et 34,50 MF en 2001 Nbre de couverts 90 par service Menu/carte 1 menu à 90 e + carte Hôtel
des Berges |
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L'Hôtellerie n° 2785 Magazine 5 Septembre 2002 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE