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du 2 septembre 2004
À LA UNE

Eugénie-les-Bains

Michel Guérard, le visionnaire

L'inventeur de la cuisine minceur 'sent' toujours aussi bien l'air du temps. Sa femme Christine et lui ont créé un véritable 'resort campagnard' au cœur de la vallée de l'Adour. Resort parfaitement adapté aux goûts du jour. D'autres idées 'mijotent' dans la tête du couple.

Claire Cosson


Michel et Christine Guérard ont toujours cru aux choses simples et authentiques. Résultat : ils ont inventé un art de vivre alliant sens de la tradition et bien-être. Art de vivre qui s'inscrit pleinement dans l'air du temps.

Autant l'avouer d'entrée de jeu : nous en rêvions depuis un bon bout de temps. Pensez donc ! Un déjeuner interview avec Michel Guérard, le pape de la 'cuisine minceur', l'inventeur de la Salade folle, l'homme qui avec Alain Chapel fut probablement le chef le plus abouti de la fameuse 'nouvelle cuisine' ! Un déjeuner interview en son royaume, à Eugénie-les-Bains, au cœur de la vallée de l'Adour ! Sincèrement, il nous tardait de découvrir cet innovateur infatigable, celui dont Olivier Roellinger (Les Maisons de Bricourt) confie qu'il aurait voulu "l'avoir comme père", de voir aussi ce grand nom à l'œuvre dans son resort campagnard, concept de loisirs unique en son genre alliant, à travers trois hôtels, deux restaurants et une station thermale, la gastronomie, le raffinement et le bien-être.
Lui seul pouvait en effet nous dévoiler les secrets de sa réussite. A son arrivée dans les Landes en 1974, le domaine d'Eugénie-les-Bains réalisait un chiffre d'affaires de 3,2 millions de francs. Aujourd'hui, les recettes s'élèvent à quelque 12,95 millions d'euros (soit 85 millions de francs). Quant au nombre de collaborateurs, il atteint en moyenne 204 à l'année (240 en haute saison). Lui seul saurait également nous expliquer pourquoi l'un de ses plus talentueux élèves, Alain Ducasse, déclare d'emblée lorsqu'on l'interroge à son sujet : "Michel Guérard, c'est le talent à l'état pur ! Un intuitif-né qui a tout compris…"
Ou bien encore quelles sont les raisons qui poussent Jacques Chibois (La Bastide Saint-Antoine) à affirmer avec flamme : "Monsieur Guérard, c'est un monsieur en avance sur son temps. Un visionnaire ! Avant tout le monde, il a saisi le besoin de légèreté et la recherche du bien-être que réclament actuellement les consommateurs."

"Seul village minceur de France"
Evidemment, décrocher un rendez-vous avec ce 3 étoiles Michelin depuis bientôt 30 ans, ça se mérite. D'autant plus qu'à 71 ans passés, Michel Guérard a toujours bon pied bon œil. Un œil en l'occurrence sacrément pétillant, plein de malice, qui laisse à penser que le bonhomme nous réserve encore bien des surprises pour les années à venir. "Le vieillissement ne doit pas interrompre l'enthousiasme", lance sourire aux lèvres l'intéressé. Enfin, soyons clairs ! Ce père de deux jeunes filles a un agenda plutôt bien rempli.
Il est au four et au moulin, en parlant vulgairement. A savoir derrière son piano à chaque service, directeur général de la Compagnie Française de Thermalisme (1er groupe thermal privé de l'Hexagone), vice-président du conseil de surveillance de la Chaîne Thermale du Soleil et président du Syndicat autonome du thermalisme français depuis 1981. Ajoutons à cela des activités de viticulteur : en 1983, Michel et son épouse Christine ont racheté le domaine historique du Château de Bachen, ses anciens chais et ses vignes (20 hectares). Objectif : relancer le vin blanc de Tursan. Pari gagné !
Malgré tout, rendez-vous fut pris le lundi 19 juillet dernier. Arrive le jour fatidique. Avion en provenance de Paris-Orly 'pile-poil' à l'heure.

Traversée de champs de maïs impeccable. Nous arrivons comme prévu à Eugénie-les-Bains, "seul village minceur de France", ainsi que l'indique le panneau. A peine 5 minutes d'attente dans l'un des splendides salons des Prés d'Eugénie (Relais & Châteaux), et le maître des lieux fait son entrée. Pas théâtrale pour deux sous, bien qu'il ait toujours souhaité monter sur les planches.


Après chaque soin pris à La Ferme Thermale, on s'abandonne sur ses lits-brouettes de châtaigniers, dessinés par Christine Guérard.

Style indémodable
Rapidement, toutefois, les mains papillonnent, la voix tinte, limpide et juste. Il y a aussi un je-ne-sais-quoi de 'chaplinesque' dans la silhouette. Le ton est cependant vite donné. Ce fils de bouchers-éleveurs, originaire de Vétheuil (Val-d'Oise), amoureux de la vie et des autres, n'entend en aucun cas s'ériger en donneur de leçons. Loin s'en faut. "Le doute et l'humilité m'accompagnent constamment", confesse-t-il. Et pourtant ! Son style, indémodable, et sa perspicacité lui procurent une totale légitimité. Ils sont nombreux, d'ailleurs, les grands noms de la cuisine française à avoir su tirer profit de ses enseignements : Daniel Boulud, Michel Troisgros, Alain Ducasse, Jacques Chibois, Didier Oudil… La liste pourrait encore volontiers courir sur plusieurs lignes.
Qu'à cela ne tienne. Modeste il est né, modeste il mourra. Du reste, lorsque Michel Guérard se raconte, il a certes un peu tendance à être bavard. Jamais néanmoins il n'en rajoute. Rien d'étonnant pour ce 'premier diététicien gastronome' qui remplaça les traditionnelles sauces épaisses et lourdes par des réductions de bouillon, des jus de cuisson allégés… Qu'il le veuille ou non, son parcours a toutefois de quoi impressionner. De la guerre, Michel garde des souvenirs difficiles. "Les bombes, le débarquement, le jour le plus long, je connais. Je n'oublierai jamais cette période", raconte-t-il avec émotion. Le père parti au front, sa mère et son frère tiennent la boucherie familiale. Brillant élève au lycée Corneille à Rouen, Michel envisage lui aussi d'endosser la blouse blanche. Pas celle d'un boucher, ni même d'un cuisinier, mais celle d'un médecin. Ses parents en décident autrement, par souci d'équité entre leurs enfants.


La Ferme aux Grives : une auberge 'pour de vrai' où le faux-semblant n'a pas sa place.

Avide de connaissances
"J'ai dû très vite abandonner les études pour choisir un métier, explique-t-il sans amertume. Le père d'un de mes camarades exerçait la profession de pâtissier. J'étais fasciné par ce qu'il parvenait à sortir du four." Il sera donc pâtissier. Dès 1950, l'adolescent est placé comme apprenti chez Kléber Alix, pâtissier-traiteur. Un apprentissage "dur comme le silex". Une véritable école de la vie également. Et pour cause : "Les restrictions de l'après-guerre faisaient que nous devions faire preuve d'ingéniosité. Quenelles, pâtes, beurre, vin…, nous fabriquions tout nous-mêmes. Il fallait en outre inventer un gâteau inédit chaque dimanche", évoque le chef des Prés d'Eugénie.
L'imagination, en l'occurrence, le p'tit Michel en a plein sa musette. Qualité qui, associée à une technique parfaite, lui permettra de décrocher le titre de Meilleur ouvrier de France en pâtisserie quelques années plus tard. Entre-temps, il part 28 mois sous les drapeaux. De quoi "bouffer du livre de cuisine et autres ouvrages", commente-t-il. D'une grande curiosité d'esprit, le soldat Guérard est de fait avide de connaissances. Une soif d'apprendre et de comprendre d'ailleurs non encore assouvie aujourd'hui.
A peine libéré de ses obligations militaires, le voilà qui prend les commandes du laboratoire de pâtis
serie au Crillon, à Paris. Un palace où il parvient peu à peu à se faire des copains en cuisine. Cuisinier et chef pâtissier, c'est ce que le jeune homme devient par la suite, au Lido.
"Une époque formidable", se souvient l'intéressé. Au milieu des décors et des danseuses aux seins nus, Michel s'amuse "comme un petit fou". Sans oublier de comprendre "qu'un restaurant, c'est un théâtre". En fait, tout marche comme sur des roulettes. Reste que les parents de Michel s'inquiètent quant à l'avenir de leur rejeton. Pas d'affaire ni d'épouse. Il faut que Michel trouve à 's'établir'.


Il a fallu six ans de réflexion à Christine Guérard pour concevoir La Ferme Thermale. Le résultat est unique : un temple landais dédié au bien-être et à la santé.

"Crève en beauté !"
En 1965, il finit par acheter à la bougie, pour 20 000 FF, un petit bistro dans la banlieue parisienne, à Asnières. "C'était une toute petite bicoque, un endroit incroyable", se rappelle Jacques Chibois, qui effectua là son apprentissage. "Un crime avait eu lieu juste au-dessus !", ajoute Michel en plaisantant. En dépit de multiples efforts, la maison, baptisée Le Pot au Feu, ne décolle pas. Les dettes s'accumulent. Michel Guérard s'épuise. Il n'en crée pas moins pour autant. C'est à cette période que le chef confectionne en effet ses premiers plats minceur pour les clientes d'un ami coiffeur.
Malgré tout, Guérard est à deux doigts de mettre la clef sous la porte. Jean Delaveyne (Le Camélia à Bougival) lui donne alors un conseil décisif : "Tu vas crever ! Alors, crève en beauté et fais ce que tu as envie de faire." Message reçu 5 sur 5. Le p'tit gars de Vétheuil laisse enfin libre cours à son imagination. Résultat : Le Pot au Feu fait un tabac. Le Tout-Paris se bat pour venir déguster, entre autres, sa Salade folle composée de haricots verts, asperges, truffes et copeaux de foie gras. Rendez-vous compte, un foie gras avec de la vinaigrette… Le tout servi à l'assiette. Du jamais vu ! Même les inspecteurs du guide Michelin sont bluffés par ce style inédit (2 étoiles en 1970). La chanteuse Régine aussi. Au point de confier à Michel la cuisine de ses clubs à New York et Paris. "A ce moment-là, je dormais moins de 4 heures par nuit", précise notre protagoniste. Jusqu'à ce qu'un beau jour, une femme l'empêche réellement de fermer l'œil. "La grande chance de ma vie", répète-t-il sans cesse. Quelle est donc cette belle inconnue ? Il s'agit de Christine Barthélémy, "une littéraire, diplômée d'HEC", héritière de la Chaîne Thermale du Soleil.


Pour élargir leur gamme de clients, les Guérard ont créé La Maison Rose, une hôtellerie champêtre. Les prix s'échelonnent de 77 à 220 e suivant les périodes et le type de chambre.

Rien l'un sans l'autre
Une magnifique brune venue un soir, au Régine's, le remercier d'avoir pris en stage un cuisinier de son établissement thermal d'Eugénie-les-Bains. Devant cette femme d'une rare intelligence et d'un goût exquis, Michel succombe. Expropriation oblige, l'aventure du Pot au Feu va bientôt s'achever. Ensemble, ils se mettent donc à la recherche d'un nouvel établissement. Une quête délicate au cours de laquelle les adresses parisiennes défilent : Laurent, Lapérouse, Maxim's…
Au final, le couple part s'installer en 1974 à Eugénie-les-Bains, petite station thermale landaise. Certes, le village est charmant. Mais le lieu reculé. "C'était un sacré pari de quitter alors la capitale !", insiste Olivier Roellinger. Un pari courageux, mais d'amour. Par conséquent, réalisable. D'autant plus que Michel et Christine se révèlent d'une complémentarité exemplaire. "Je suis persuadé que cela n'aurait pas marché l'un sans l'autre", assure un de leurs amis proches, Jean-André Charial (L'Oustau de Baumanière). "Tout seul, il a débuté. Avec Christine, il a évolué", renchérit un autre. Bien entendu, chacun des deux époux a des fonctions clairement définies. A lui l'art culinaire. A elle la gestion et la décoration. Il n'en demeure pas moins vrai que les décisions, souvent après avoir été débattues, se prennent d'un commun accord. Autrement dit, la restauration des Prés d'Eugénie se réalise à quatre mains. D'un côté, Michel concrétise sa cuisine minceur. De l'autre, Christine planche sur l'hôtel de curistes existant qui doit se remettre au goût du jour.

Remise en question
eugenieE.jpg (53932 octets)Le succès ne se fait pas attendre. Les clients débarquent des quatre coins de la planète pour 'maigrir de plaisir' et se relaxer dans un décor où le faux-semblant n'a pas sa place. Y compris le grand patron du groupe Nestlé, firme avec laquelle Michel va collaborer jusqu'en 2003. Une collaboration qui fait scandale en 1976. Guérard est le premier grand chef à 's'associer' avec l'industrie agroalimentaire. Pire, il vante les mérites du surgelé, notamment à travers la marque Findus. "Je ne regretterai jamais cette expérience fabuleuse qui m'a énormément appris, en particulier sur la chimie alimentaire", insiste Michel.
Parallèlement, les étoiles pleuvent. La première arrive en 1974, rejointe par une seconde un an plus tard. L'ultime, en 1977. Depuis, la maison des Guérard brille toujours au firmament des étoilés de la gastronomie française. "Rien de plus logique, compte tenu de l'extrême jeunesse d'esprit de ce duo. Et leur absolu besoin de se remettre sans cesse en question", note Jean-André Charial. A dire vrai, les Guérard auraient pu s'arrêter là. Mais ce serait sans compter sur leur esprit d'entreprise et leur sens de la création. "Seul est stimulant pour eux ce qui reste à créer", souligne Régis Bulot, président international des Relais & Châteaux. Et pour créer, ils vont créer ! "Quand on ne peut plus transformer sa maison, il faut se développer sur son site", souffle un jour Michel à l'actuel patron de "la plus belle chaîne d'hôtels du monde". Une remarque qui conduira Régis Bulot à lancer deux bistros, non loin de son Moulin de Brantôme.

Flairer l'air du temps
Concernant le site d'Eugénie-les-Bains, le moins qu'on puisse dire, c'est que les Guérard vont le développer. Pour y bâtir en fait un vrai 'resort campagnard'. Une sorte de petit paradis terrestre, bucolique à souhait, accessible à toutes les bourses. Quand il évoque Eugénie, Alain Ducasse dit : "C'est un lieu magique !". "Un lieu qui symbolise l'art de vivre à la française d'aujourd'hui", renchérit Michel Troisgros. Reste que si le bonheur est indiscutablement dans Les Prés d'Eugénie, cela ne tient en rien au hasard.
Avant d'agir, Christine et Michel voyagent, regardent, écoutent puis débattent. Une écoute et une ouverture sur le monde qui leur permettent d'appréhender pleinement les évolutions de la demande. Et ils ont du nez, ces deux-là (et du palais !), pour flairer l'air du temps. Capacité que l'on retrouve partout dans leur 'royaume'. A la fois au sein du Couvent des Herbes, annexe raffinée de l'hôtel de cure, restauré en 1989 par Christine, et dans La Maison Rose, hôtellerie champêtre à prix légers. Avec son immense cheminée où rôtissent cochons et autres pièces de bœuf des Pyrénées, La Ferme aux Grives comble aussi les consommateurs par son authenticité et sa simplicité. Tout comme La Ferme Thermale, temple dédié à la forme, à la beauté et au bien-être (déjà imité, jamais encore égalé), ou bien encore Les Maisons Marines d'Huchet (sortes de maisons d'hôte situées à quelques 25 lieues d'Eugénie).
Rien ici ne cloche. Et ce, même si l'on doit justement à Michel le service à la cloche. Tout coule de source, comme une évidence. Evidence qui prouve que Michel et Christine ont vu juste quant aux attentes des clients. "Comme il a pressenti l'évolution de la gastronomie, Michel pressent l'hôtellerie de demain", note Michel Troisgros. Alors, ouvrons l'œil ! Ces deux magiciens vont probablement encore sortir une nouveauté de leur chapeau. La preuve ! Après la mise au pointe récente d'une cuisine minceur active, Michel confie déjà : "Il faut maintenant réimaginer l'hôtellerie de thermalisme. Nous réfléchissons à développer un concept-pilote."
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Les dates-clés de Michel Guérard
1933
Naissance le 27 mars à Vétheuil (Val-d'Oise)

1947
Etudes secondaires au lycée Corneille
1950
Apprentissage chez Kléber Alix, pâtissier-traiteur
1951
Rencontre Jean Delaveyne
1957
Chef pâtissier au Crillon
1958
Décroche le titre de MOF en pâtisserie et rejoint le Lido comme chef pâtissier
1961
Rencontre Paul Bocuse et Jean Troisgros
1965
Rachète pour 20 000 FF un restaurant à Asnières et crée Le Pot au Feu
1970
Obtient 2 étoiles au guide Michelin pour Le Pot au Feu
1974
Mariage avec Christine Barthélémy et restauration du complexe Les Prés d'Eugénie, membre de la Chaîne Thermale du Soleil
1976
Scandalise le milieu gastronomique en devenant le 1er cuisinier consultant pour un groupe agroalimentaire (en l'occurrence Nestlé)
1977
Obtient 3 étoiles au guide Michelin pour Les Prés d'Eugénie
1983
Acquisition du domaine historique du Château de Bachen, ses anciens chais et ses vignes (Tursan)
1987
Fonde avec quelques collègues la chambre syndicale de la Haute Cuisine française
1989
Création du Couvent des Herbes (8 chambres et appartements) avec son jardin du curé
1993
Lancement de La Ferme aux Grives, une auberge comme à la ferme composée de 4 'logis'
1996
Révolutionne le thermalisme avec la création de la première Ferme Thermale
1999
Restauration d'un rendez-vous de chasse sur la côte atlantique : Les Maisons Marines d'Huchet

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L'Hôtellerie Restauration n° 2888 Magazine 2 septembre 2004 Copyright © - REPRODUCTION INTERDITE

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