Rémoulade ou ravigote ?

Ces deux sauces ont partie liée mais ne se confondent pas. La lecture d'anciens livres de recettes le prouve.

Publié le 07 novembre 2013 à 10:49

La cuisine française ne peut rester grande, ou grandir encore davantage, que si ceux qui la pratiquent ont une bonne connaissance technique : que penserait-on d'un peintre qui ne maîtriserait pas sa technique, et dont les toiles auraient des coulures, signe d'un travail médiocre, peu soigné ? Que penserait-on d'un musicien qui ferait des fausses notes ?

De même, la technique culinaire doit se rénover sans cesse, s'interroger, s'adapter, chercher les raisons des gestes.

Et, évidemment, le chapitre des sauces est important. D'ailleurs, on l'ignore souvent, mais une mayonnaise ne contient pas de moutarde, sans quoi c'est une rémoulade. Oui, une mayonnaise s'est toujours faite, depuis son introduction, au XVIIIe siècle, à partir de jaunes d'oeuf, de vinaigre, d'huile, de sel et de poivre. Ce qui est d'ailleurs étonnant, c'est que le même Philéas Gilbert, qui participa au Guide culinaire avec Emile Fetu et Auguste Escoffier (c'est un scandale que seul le nom de ce dernier soit associé au livre) écrivit, dans un de ses livres, en 1934 (soit bien après la publication du Guide culinaire), que la moutarde était prohibée dans la mayonnaise, car "la moutarde est le savorisme particulier de la rémoulade".

Pourquoi pas... Mais qu'est-ce qu'une rémoulade ? Nous verrons ici que cette sauce a partie liée avec la ravigote, avec laquelle elle ne se confond pas... J'espère faire oeuvre utile, à partir de textes culinaires anciens, en dégageant des idées claires que je résumerai en fin d'article. 

Des rémoulades chaudes et froides

Commençons par examiner des recettes de rémoulade du passé. En 1740, par exemple, Louis-Auguste de Bourbon écrit dans Le Cuisinier gascon : "Vous avez une rémoulade chaude, faite avec toutes sortes de fines herbes & beurre de Vamvre, finir de bon goût, jus de citron."

Première observation, donc, il y a des rémoulades chaudes, et des rémoulades froides, ce que confirme Menon en 1755, dans Les soupers de la cour, ou l'Art de travailler toutes sortes d'aliments pour servir les meilleurs tables, suivant les quatre saisons : sa rémoulade chaude est composée d'oignons, d'huile, de vin blanc, de bouillon, d'herbes, et sa rémoulade froide de "persil, ciboule, échalote, une gousse d'ail, câpres, anchois, le tout haché très fin. Délayez avec une cuillerée de moutarde, huile, vinaigre, sel, gros poivre".

Quoi de commun entre ces sauces ? Cela figure dans d'autres passages, mais il y a le mot 'rémoulade', que l'on trouve aujourd'hui encore dans 'rémouleur', 'rémouler' : il s'agit de faire un geste répétitif, et, pour une sauce, on sait que les liaisons par émulsion imposent ce type de gestes. La rémoulade, au plus ancien de la cuisine écrite, c'est donc une sauce que l'on dirait aujourd'hui travaillée, maniée (on se souvient que la mayonnaise a été jadis nommée 'manionnaise', parce qu'elle impose ce type de gestes), rémoulée.

Passons au XIXe siècle, avec Le cuisinier national de la ville et de la campagne : "Rémolade verte. Ayez une petite poignée de cerfeuil, la moitié de pimprenelle, d'estragon, de petite civette, vous ferez blanchir ces herbes que l'on appelle ravigote ; quand elles seront bien pressées, vous les pilerez, ensuite vous y mettrez du sel, du gros poivre, plein un verre de moutarde : vous pilerez ensuite le tout ensemble, puis vous y mettrez la moitié d'un verre d'huile que vous amalgamerez avec votre ravigote et moutarde ;  le tout bien délayé, vous y mettrez deux ou trois jaunes d'oeufs crus, et quatre ou cinq cuillerées à bouche de vinaigre ; vous mettrez le tout ensemble et vous le passerez à l'étamine comme si c'était une purée ; il faut que votre rémolade soit un peu épaisse ; en cas qu'elle ne soit pas assez verte, vous y mettrez un peu de vert d'épinard."

Beaucoup de choses intéressantes, ici, mais d'abord le fait qu'une ravigote soit définie : il s'agit d'un ensemble d'herbes. Ensuite, on voit que dans la rémoulade, il y a de la moutarde, ce qui justifie la remarque plus tardive de Philéas Gilbert. On ajoute du jaune d'oeuf : les cuisiniers savent bien que le jaune donne beaucoup de goût. Puis on travaille pour obtenir la sauce épaisse : à une époque où l'on ignorait la raison de la fermeté des émulsions (on se souvient qu'une émulsion n'est pas une mousse !), on voit qu'il y avait quelque merveille à obtenir cette liaison. On voit surtout que la rémoulade était d'abord la moutarde ; le jaune d'oeuf n'est qu'un raffinement ultérieur, important du point de vue gustatif.


Progrès techniques

Passons à une vingtaine d'années après, avec La cuisine à l'usage des ménages bourgeois et des petits ménages : le document mentionne une rémoulade faite d'herbes, moutarde, huile et vinaigre. Au même moment, dans Le cuisinier européen, Jules Breteuil écrit : "Sauce rémoulade. On commence par préparer une mayonnaise […], à laquelle on incorpore, en la tournant longtemps et vivement, une cuillerée de moutarde, pour deux jaunes d'oeufs employés." Cette fois, les progrès techniques de la cuisine ont montré qu'il était plus facile d'obtenir une liaison avec l'oeuf qu'avec la moutarde. De ce fait, l'ordre des ingrédients a été inversé. Cette fois, la rémoulade n'est plus qu'un dérivé de la mayonnaise, tout comme l'aïoli, d'ailleurs, alors que cette sauce fut, sous le nom de Beurre de Provence, un ancêtre de la mayonnaise dès le XVIIIe siècle. Dans L'art culinaire, Jules Besset, écrit ainsi : "Ailloli, ou rémoulade à l'ail à la Marseillaise. […] Vous y versez l'huile goutte à goutte, sans discontinuer de tourner toujours du même côté […]. Il faut une heure et demie pour faire cette rémoulade." Oui, il faut rémouler !

D'ailleurs on le sait bien, puisqu'on lit en 1887, dans Le nouveau livre de cuisine : "Rémoulade. Hachez très fin persil, ciboulette, câpres, anchois, une pointe d'ail ; mêlez avec du sel et délayez le tout avec une suffisante quantité d'huile d'olive. Il faut que tout soit bien lié et que l'huile ne se sépare pas ; on y parvient en battant le mélange pendant longtemps."

Ou encore, en 1894, dans le Dictionnaire universel de cuisine pratique : "Rémoulade : de remoudre, moulu deux fois ; parce que, à l'origine, les substances étaient pilées au mortier comme dans la ravigote ; on l'appelait autrefois remolade. Sorte de mayonnaise assaisonnée de différents condiments." Ici, Favre est pris en faute, parce que la rémoulade, on l'a vu, est apparue avant la mayonnaise. Il ne faut donc pas le suivre... sauf pour la recette suivante, qu'il donne : "Rémoulade ordinaire : Ciseler une échalote, ajouter des câpres et cornichons hachés, ciboules, estragon, cerfeuil, pimprenelles fraîches exprimées dans un torchon et de la moutarde de Dijon. Mettre cet assaisonnement dans une quantité suffisante de mayonnaise, le tout relevé d'une pointe de piment ou de poivre de Cayenne."

Les bons usages ne se sont pas toujours perdus. Ainsi, en 1910, La nouvelle cuisinière habile indique : "Rémoulade. Ayez un plein verre de moutarde, que vous délayez dans un vase ; ayez un peu d'échalotte et un peu de ravigotte que vous mettez dans votre moutarde ; joignez-y six cuillerées d'huile, trois de vinaigre, du sel et du poivre ; délayez le tout ensemble, et mettez-y deux jaunes d'oeufs crus, que vous remuerez avec votre rémoulade ; tournez-la bien, afin que votre sauce soit bien liée." De même, A. B. de Péridord considère que la ravigote est un mélange d'herbes, et la rémoulade une mayonnaise à l'oeuf et à la moutarde. La cuisinière belge Agnès Verboom propose une sauce rémoulade aux anchois, toujours à partir d'une base de moutarde, tout comme Raymond Oliver, en 1958 : "Sauce rémoulade. Beaucoup de moutarde, du sel, du poivre, un peu de vinaigre. Ajouter de l'huile peu à peu, et monter la sauce comme une mayonnaise. C'est en effet une mayonnaise sans oeufs." 

 

La ravigote, une sauce qui "éveille l'appétit"

Comme pour 'échalote', on trouve 'ravigote' ou 'ravigotte', à commencer par Louis-Auguste de Bourbon : "Ravigotte chaude. Vous mettez deux pains de beurre de Vamvre dans une casserole avec un peu de farine pour la lier, vous la mouillez avec du restorant selon ce qu'il vous en faut, assaisonnez de bon goût ; étant prête à servir, vous la faites prendre ; étant liée, vous avez toutes sortes de fournitures de salade que vous hachez bien menu, jettez dedans jus de citron." Cette recette montre que l'on nomme ravigote une sauce qui contient des herbes hachées. Menon, à la même époque, dit en substance la même chose : "Sauce bachique à la ravigotte. Faites bouillir deux grands verres de vin blanc avec un peu de blond de veau, estragon, cresson alénois, cerfeuil, une gousse d'ail, deux échalottes, persil, ciboules, sel, gros poivre, faites réduire au point d'une sauce."

Et ainsi de suite en 1847 :  "Ravigote froide : prenez cresson alénois, cerfeuil, pimprenelle, estragon, civettte, échalotes, ail, feuilles tendres de céleri, basilic, câpres, anchois, ce que vous voudrez de tout cela, que vous hacherez d'abord et que vous pilerez ensuite dans un mortier de pierre ou de marbre, jusqu'à ce que le tout soit bien écrasé ; ajoutez un jaune d'oeuf cru et broyez, un peu d'huile, et de temps en temps un peu de vinaigre pour l'empêcher de tourner." Toutefois, ici, le cuisinier a ajouté le goût du jaune, très 'riche', flatteur. Bernardi, en 1853, dit même que l'on nomme ravigote un mélange d'herbes blanchies (éventuellement) et hachées, ciselées ou pilées.

Ildefonse Brisse propose une rémoulade verte qui inclut une ravigote, mais aussi une ravigote chaude faite d'un roux, de vin blanc et de bouillon, puis d'un mélange d'estragon, pimprenelle, civette, cerfeuil. Idem pour bien d'autres auteurs, incluant notamment Joseph Favre : "Ravigote : De ravigoter, qui vient de l'ancien verbe revigorer, remettre en vigueur. Sauce relevée ainsi appelée parce qu'elle réveille l'appétit. On distingue plusieurs sortes de sauces ravigotes ; des sauces chaudes et la sauce froide qui a pour base la mayonnaise. Ces sauces chaudes prennent quelque fois le nom de vénitienne, vert-pré. La froide se nomme quelquefois simplement sauce verte. Toutes ces sauces ont pour base l'assaisonnement suivant : Appareil à ravigote : Ébouillanter à l'eau salée une quantité relative de cerfeuil, d'estragon, de pimprenelle, de fenouil vert, de ciboulette, d'épinard ; les rafraîchir, les égoutter, les piler au mortier avec un peu de beurre fin, du gros sol, une gousse d'ail, muscade râpée, poivre blanc et myrte, piment frais moulus, quantité suffisante de câpres non-pareilles, un ou deux petits cornichons et quelques capucines au vinaigre. Bien piler le tout et le passer au tamis de soie." Là encore, notre homme est un peu en faute, parce qu'il voit la mayonnaise comme base, alors que cette dernière n'est arrivée que tardivement.


Déterminer la base de la recette

Évidemment, je passe sous silence les nombreux livres écrits par des gens pas toujours compétents, qui sont la plus grande des confusions, voire des incohérences, tant il est vrai que point n'est besoin de diplômes (professionnel ou universitaire) pour faire un livre, ce qui encombre les esprits avec une foule de scories, que les praticiens d'aujourd'hui doivent apprendre de séparer de l'or de la connaissance juste. 

Concluons, donc : une ravigote est un mélange d'herbes aromatiques ou de salades travaillées (hachées, ciselées, broyées), après un éventuel blanchiment. Et cette ravigote peut être introduite dans toute sauce, qu'elle se nomme mayonnaise, ou tartare, ou vert-pré, ou... simplement ravigote, quand les herbes sont la base essentielle de la sauce, et que cette dernière ne tombe pas dans une autre catégorie. Quand il y a de la moutarde, à la base, pour faire la liaison (avec émulsion d'une matière grasse liquide éventuelle), alors la sauce devient une rémoulade... puisqu'il y a de la moutarde, et que celle-ci est le savorisme particuler des sauces rémoulades, que ces dernières contiennent des herbes ou non. Dit plus succinctement, une rémoulade est une sauce bien travaillée, à base de moutarde ; une ravigote est un mélange d'herbes, qui peut donner son nom à une sauce.

Clair, non ?


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Publié par Hervé THIS



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